Me déplaçant depuis six mois à bicyclette à travers Berkeley, qui compte heureusement moins de collines que San Francisco, j'ai déjà été filmé à trois reprises par une voiture équipée d'une caméra panoramique. Les appareils de prise de vue enregistrent des images à 360 degrés, lesquelles sont ensuite mises sur internet pour compléter les cartes proposées par Google Street View et Bing Streetside.
Les Américains semblent peu concernés par ces prises de vues, voire se réjouissent d'en tirer un meilleur service. Plus les images sont récentes et d'une définition élevée, meilleurs seront le produit final et les utilisations dérivées. Les Européens sont généralement plus réservés, pour ne pas dire parfois fortement opposés, comme en Allemagne où les voitures Google ont fait face à des actes de vandalisme répétés et où Street View a suscité une forte hostilité politique avant même son lancement.
Google Street View n'a guère mobilisé la justice aux USA, alors qu'en Suisse le Tribunal administratif fédéral a rendu un arrêt le 30 mars 2011 (A-7040/2009), confirmant les recommandations du préposé fédéral à la protection des données et à la transparence (Pfpdt). Elles exigeaient notamment que tous les visages et plaques d'immatriculation soient rendus anonymes ainsi qu'une meilleure information (y compris dans les médias traditionnels) avant les prises de vues et la mise en ligne. En France, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) a infligé une amende de 100 000 €, alors qu'en Allemagne Google a dû faire de très nombreuses concessions, comme offrir la possibilité de rendre flous des maisons, visages, voitures et objets permettant d'identifier une personne déjà avant la mise en ligne.
Au-delà des clichés, ces exemples illustrent des sensibilités différentes en matière de défense de la sphère privée des deux côtés de l'Atlantique et dans la manière de la défendre.
Deux principes fondamentaux empreignent fortement l'histoire américaine: la liberté d'expression et la liberté du commerce. Ces valeurs, parfois défendues de façon extrême pour l'observateur européen, font partie de la culture états-unienne et se ressentent dans la conception de la sphère privée. Simplement, on dira que l'Américain considère sa maison comme l'antre de sa vie privée. Tout ce qui est au-dehors ou visible de l'extérieur relève de la sphère publique. En Suisse et dans l'Union européenne au contraire, la protection des données et de la sphère privée tend plutôt à préserver la personnalité. Elle vise à laisser à chacun le choix des informations qu'il souhaite partager et la manière dont il entend le faire. La sphère privée peut ainsi encore exister une fois le seuil de sa maison franchi ou les volets ouverts.
Si l'individu ne s'inquiète pas de la collecte des données le concernant, les préposés nationaux à la protection des données, dans une démarche plus ou moins paternaliste, s'occuperont de rappeler le cadre légal à ceux qui l'enfreignent sur le Vieux-Continent. Aux USA, la Federal Trade Commission (FTC) défend la sphère privée des consommateurs. Les autres aspects le sont par nombre d'organisation privées qui militent pour les droits individuels.
Il n'y a rien de choquant à prendre des images d'un espace privé s'il est visible depuis la rue ou depuis le ciel aux Etats-Unis, alors qu'en Suisse et dans les pays voisins ce sera souvent illégal. Il a ainsi été reproché aux caméras de Google d'être placées trop haut sur les voitures en Europe, ce qui leur permet d'accéder à des images qui ne sont pas visibles à hauteur d'homme et qui concernent une zone dans laquelle l'individu se croit protégé.
La question n'est ainsi pas de savoir dans quel pays la sphère privée est la mieux protégée, mais plutôt de comprendre que chaque continent protège un objet différent (parfois avec le même nom...) en raison de son histoire, de sa culture et de ses valeurs.
Sylvain Métille, docteur en droit et avocat.