1. Introduction
Un arrêt du Tribunal fédéral dans les causes 6B_1236/2021 et 6B_1246/2021 vient mettre en lumière les pratiques criminelles (osons le mot, la condamnation pour tentative d’extorsion étant maintenant définitive) de l’administrateur d’une société de recouvrement lausannoise et de l’un de ses clients1.
La confirmation d’une condamnation pénale dans ce contexte est rare et doit être saluée, même s’il ne s’agit pas de la première occurrence: en 1994, le Tribunal fédéral avait confirmé une condamnation pour contrainte d’un directeur d’une société de recouvrement zurichoise, qui s’imaginait pouvoir envoyer des menaces de plainte pénale à ses clients, croyant par-là «manifester une fermeté particulière à l’égard des débiteurs romands et tessinois [sic]». L’arrêt, publié au Recueil officiel, est devenu un des piliers de la définition de la contrainte en droit pénal suisse2.
Plus récemment, nous relevons un arrêt du Tribunal pénal fédéral SK.2021.31 du 22 juin 2022 condamnant les animateurs d’une autre société de recouvrement pour violation de l’art. 271 CP, pour avoir tenté de recouvrer des amendes de municipalités italiennes en Suisse sans autorisation. Cet arrêt peut encore faire l’objet d’un recours au Tribunal fédéral.
La décision que nous analysons ici juxtapose le scandaleux et l’ordinaire, mais l’analyse que nous en proposons montre que le seuil de la répression pénale en matière de sociétés de recouvrement est relativement bas, et que certaines des menaces les plus courantes dans cette industrie exposent leurs auteurs à une condamnation pénale.
2. Les faits
Cet arrêt fait suite à deux recours. Le premier a été déposé par A., administrateur de la société de recouvrement E. SA,
à la suite de sa condamnation pour tentative d’extorsion. Le second a été déposé par D., client de E. SA, qu’il avait mandatée pour recouvrer une créance – pourtant déjà en large partie acquittée.
Le Tribunal fédéral considère deux volets: «feu G.», qui concerne tant A. que B., et «C.», qui ne concerne que A.
Dans le premier volet, feu G. avait perdu des investissements, donc ceux effectués par B., en raison de placement risqués et finalement infructueux. Dans le cadre de sa faillite, B. avait obtenu un acte de défaut de biens, et a été remboursé d’environ 80% par une autre société. Cela n’a pas empêché B. de réclamer, par l’intermédiaire de A. et de E. SA, l’entier de la créance, augmenté de divers frais et de vingt ans environ d’intérêts moratoires.
Dans le second volet, A., toujours par l’intermédiaire de sa société, a voulu recouvrer auprès de C. un montant réclamé par l’EMS J. C. n’était toutefois pas le débiteur de l’obligation, qui était à la charge de K., mère de C. A. a menacé C. de procédures de poursuite et du paiement de frais, tant par courrier que par SMS, et n’a cessé ses agissements qu’une fois la plainte pénale déposée.
À ces faits s’ajoute, sur plusieurs pages, une litanie de comportements chacun plus déloyal que le précédent: «[tentative de recouvrement] sans vérifier la validité, l’exigibilité ou l’existence des créances alléguées»; «emploi de formulations intimidatrices et de menaces, ainsi que [de] manœuvres astucieuses»; «emploi d’identités fictives visant à induire en erreur les débiteurs ou prétendus débiteurs concernés»; «objectif de tromper et d’effrayer le débiteur»; «[lettres] signées d’un nom fictif et aléatoirement paraphées, au moyen d’une signature préalablement scannée et enregistrée dans le système informatique de la société»; «La personne de contact indiquée au bas du courrier n’était pas toujours l’auteur de celui-ci, ni même l’employé en charge du dossier, et la signature apposée sur la lettre n’était pas la sienne»; recours à une société F., «entité désignée comme un ‹service de E. SA›, mais également comme la ‹mandataire› de celle-ci […]» et courriers qui «laissaient entendre que celle-ci – ‹à présent chargée de l’affaire› – était une autre société de recouvrement – plus importante – mandatée par E. SA […]», étant précisé que «[c]ette entité n’était en réalité ni une société distincte, ni un service de E. SA, mais une enseigne – inspirée du prénom et du nom de jeune fille de l’épouse de A. – utilisée pour intimider et impressionner les débiteurs.»; menaces de «contraindr[e] les débiteurs à s’acquitter des montants requis et [de] mettr[e] à leur charge des ‹frais d’actes et honoraires, ainsi que d’éventuels dommages et intérêts› importants.»; enfin, «les courriers évoquaient le risque, pour le débiteur, d’une mise sous tutelle. Les lettres laissaient ainsi entendre que la société avait le pouvoir de mettre – ou de faire mettre – en œuvre la tutelle.»
Cet inventaire choque, mais ne surprend pas pour peu que l’on ait été un jour confronté à une société de recouvrement.
3. Le raisonnement du Tribunal fédéral
3.1 Les devoirs particuliers de la personne morale
Un premier grief de A. concerne l’application de l’art. 29 CP, les tribunaux cantonaux lui ayant imputé les actes de la société. Ce grief est admis, car il n’existe pas ici de devoir particulier dont répondrait la personne morale – cela n’a toutefois pas d’effet sur la condamnation, car A. a commis lui-même la tentative d’extorsion qui lui est reprochée.
3.2 Les éléments de l’extorsion
L’arrêt n’apporte pas de nouveautés significatives sur les éléments constitutifs de l’extorsion. Le texte légal lui-même prévoit deux comportements alternatifs réprimés par cette disposition: la violence et la menace d’un dommage sérieux. Cette menace, au cœur de l’arrêt, se retrouve également dans d’autres infractions, en particulier la contrainte. Il s’agit d’exercer une pression psychologique sur la victime, en lui faisant craindre un inconvénient suffisamment grave pour lui faire adopter un comportement déterminé (ici la contraindre à un paiement). Il importe toutefois peu que l’auteur ait le pouvoir de faire survenir cet inconvénient, qu’il n’ait pas l’intention de le mettre à exécution, ou que la menace soit explicite ou implicite. Il suffit qu’elle soit objectivement sérieuse.
L’acte de contrainte est illicite si le moyen utilisé est illicite, mais également si le but visé est contraire au droit. Dans l’hypothèse où tant le moyen que le but sont licites en eux-mêmes, l’infraction peut tout de même être retenue en cas de disproportion entre les deux (typiquement une plainte pénale sans fondement sérieux). Il y a également extorsion lorsque le moyen de pression est licite mais le but illicite, notamment si «la prétention demandée n’existe pas, n’est juridiquement pas fondée ou est disproportionnée» (c. 3.2). Enfin, sur le plan subjectif, le dol éventuel suffit, et l’auteur doit avoir un dessein d’enrichissement illégitime (pour lui-même ou un tiers).
3.3 L’application au cas d’espèce
3.3.1 La tentative d’extorsion commise par A. contre feu G.
Concernant feu G., il est reproché à A. de lui avoir réclamé le paiement d’une dette déjà en grande partie acquittée, et de l’avoir menacé d’une mise sous tutelle (sous l’ancien droit de la protection de l’adulte).
La Cour cantonale a retenu qu’A. ignorait le versement effectué en faveur de B. A. le conteste, mais ne parvient pas à démontrer l’arbitraire, son grief est donc irrecevable.
A. prétend que la menace ne serait pas explicite, mais qu’il y serait simplement fait référence dans le courrier, et qu’il n’avait pas la possibilité d’obtenir une telle mise sous tutelle. Toutefois, une menace sous-entendue suffit, et il importe peu que A. ait eu ou non le pouvoir d’obtenir cette mise sous tutelle. Le Tribunal fédéral confirme donc la condamnation pour tentative d’extorsion, en retenant que «la contrainte était illicite non seulement parce que la menace devait permettre l’obtention d’un avantage en partie indu, mais également car l’objet de la menace était sans rapport aucun avec l’exigence formulée.» (c. 3.4.3).
Sur le plan subjectif, A. apparaît comme le décideur, tant sur le principe du recouvrement que sur les méthodes employées, et qu’il ne pouvait pas ignorer les faits dénoncés. Dès lors que la société percevait une commission sur les montants recouvrés, il avait également un dessein d’enrichissement illégitime.
C’est donc à bon droit qu’il a été condamné pour tentative d’extorsion.
3.3.2 La tentative d’extorsion commise par B. contre feu G.
Dans le même contexte, les tribunaux cantonaux ont retenu que B. avait également commis une tentative d’extorsion. En effet, il savait que la créance avait en grande partie été remboursée, mais avait délibérément recouru à E. SA.
Le Tribunal fédéral retient que le fait pour B. de n’avoir (prétendument) pas connu les méthodes de E. SA n’est pas déterminant. La tentative de contrainte est réalisée par le simple fait de mandater la société de recouvrement, qui allait mettre G. sous pression, au besoin en recourant à des poursuites pour un montant qu’il savait en grande partie indu.
À notre sens, la distinction entre (co)activité et instigation aurait mérité quelques développements, nous y reviendrons.
3.3.3 La tentative d’extorsion commise par A. contre C.
A., par le biais de sa société, a réclamé à C. le paiement de la pension due par sa mère, dont il n’était pas débiteur. Les griefs formulés par A. quant à l’interprétation du contrat sont appellatoires et irrecevables. Partant, le fait d’avoir réclamé des montants que le contrat ne prévoyait pas suffit à retenir l’extorsion. À nouveau, A. ne peut prétendre qu’il n’avait pas connaissance de la situation, car il avait le contrat et pouvait vérifier l’(in)existence de la créance.
Concernant la méthode, le Tribunal fédéral ne mentionne pas des menaces semblables à une mise sous tutelle, mais retient que la simple menace «de poursuites et de frais divers» suffit à retenir l’infraction (c. 4.4), et que le fait de réclamer «en son nom des frais d’intervention et de gestion» caractérise un dessein d’enrichissement illégitime (c. 4.3).
4. Les enseignements de l’arrêt
4.1 Une obligation de vérification
Le premier enseignement de cet arrêt est la nécessité pour les sociétés de recouvrement de vérifier le fondement de la créance. Se retrancher derrière l’ignorance de la situation ne suffit pas à échapper à une condamnation, tout comme mettre fin au mandat une fois qu’il n’est plus possible de nier que la créance est indue.
Cette nécessité de vérification découle des conditions mêmes de l’extorsion: le recouvrement d’une créance inexistante ou éteinte est à la fois un but illicite et un enrichissement illégitime. Les organes et employés des sociétés de recouvrement seraient donc bien avisés de vérifier attentivement les documents qui leur sont remis, et ne prendre que les mandats où l’existence de la créance est avérée.
4.2 Les menaces interdites
La menace indue de plainte pénale était établie de longue date comme l’archétype de la contrainte illicite. L’arrêt que nous discutons ajoute une nouvelle menace «au moins aussi inquiétante»: la menace d’une mise sous tutelle (on parlerait aujourd’hui d’une menace de mesure de protection de l’adulte). Le Tribunal fédéral ne s’arrête toutefois pas là.
Le «volet feu G.» et cette menace de mise sous tutelle mérite indubitablement une sanction. Mais ce n’est pas la seule infraction retenue: dans le «volet C.», A. est condamné pour des actes en apparence plus anodins. Le Tribunal fédéral reconnaît ici, à juste titre, que réclamer «en son nom des frais d’intervention et de gestion» et menacer «de poursuites et de frais divers» (c. 4.3 et 4.4) suffit pour retenir l’extorsion.
La doctrine reconnaît maintenant largement que les frais de recouvrement sont illicites. Le Tribunal fédéral ne l’indique pas explicitement, mais on peut douter qu’il aurait confirmé une condamnation pour extorsion s’il les estimait justifiés.
Or, si les frais de recouvrement sont indus, le but poursuivi par la société de recouvrement qui les réclame est nécessairement illicite, et le profit qu’elle veut en retirer est nécessairement un enrichissement illégitime. La confirmation de la condamnation d’A. pour les actes du «volet C.» signifie ainsi que ce ne sont pas les démarches les plus choquantes qui méritent une répression pénale, mais la simple poursuite ou menace de poursuite pour des frais de recouvrement suffit.
4.3 La personne, la machine et le dol éventuel
La tentation dans un monde dématérialisé est de laisser «la machine», une fois programmée, produire autant de courriers prérédigés que possible et se réfugier derrière l’absence de contrôle pour plaider une absence de volonté. Un tel procédé ne trompe fort heureusement ni les tribunaux cantonaux, ni le Tribunal fédéral: le fait pour un dirigeant d’entreprise de mettre en place un processus de recouvrement basé sur des actes et menaces illicites crée pour lui une responsabilité une fois les démarches mises en œuvre. À défaut, il devrait selon nous être possible de mettre la société en prévention, sur la base de l’art. 102 CP.
Les employés n’ont pas été condamnés pour leur rôle dans les deux affaires occupant le Tribunal fédéral. Un certain D., employé, a été acquitté en première instance, et il n’apparaît pas que cet acquittement ait été contesté. Il nous semble qu’il serait possible de retenir qu’ils sont sinon coauteurs, du moins complices. Nous y reviendrons.
4.4 Synthèse
Cet arrêt du Tribunal fédéral apporte des clarifications bienvenues: le recouvrement de créances ne permet pas tout, et le droit pénal est là pour réprimer les comportements abusifs en la matière.
La menace de tutelle est choquante, mais apparaît en définitive anecdotique au vu de la principale avancée de l’arrêt: la menace de poursuites pour une créance indue (y compris et surtout pour les frais de recouvrement) relève de l’extorsion.
Ces frais de recouvrement sont un standard de l’industrie, que la faîtière prétend réguler. Mais ces tentatives d’autorégulation ne peuvent faire échec au droit civil et pénal: les appliquer reviendra souvent à commettre une infraction pénale.
5. Quelques regrets, qui sont autant de pistes
5.1 Le métier, une aggravante oubliée?
L’article 156 chiffre 2 CP prévoit une circonstance aggravante à l’extorsion, à savoir que «[s]i l’auteur fait métier de l’extorsion ou s’il a poursuivi à réitérées reprises ses agissements contre la victime, la peine sera une peine privative de liberté de un à dix ans.»
A. est l’administrateur d’une société fondée en 1997. Le 4 novembre 2022, date de l’arrêt, il a donc passé 25 ans à la tête de celle-ci, et on peut aisément imaginer qu’il a retiré un revenu – sans doute important (l’arrêt indique un salaire mensuel de 10 000 fr. après réduction de son taux d’activité). De plus, et l’arrêt le mentionne, il a poursuivi ses agissements contre feu G. et C. durant des années. Pourquoi donc ne pas avoir retenu le métier, ou la réitération, pourtant requise par le ministère public6?
La réponse se trouve probablement dans la maxime d’accusation: le ministère public s’était focalisé sur quelques actes d’A., qui n’ont pas tous été retenus7. Faute d’avoir démontré un nombre suffisant d’actes punissables, le métier n’a pas pu être retenu. Les principes étant maintenant établis, de nouvelles enquêtes sur des faits similaires pourront plus facilement cibler les comportements punissables.
5.2 Les employés, des complices?
L’employé de la société de recouvrement est l’un des grands absents de l’arrêt du Tribunal fédéral, alors même qu’il semble avoir participé à l’infraction. À la lecture de l’arrêt cantonal, l’employé avait été acquitté au motif qu’il n’avait pas de pouvoir décisionnel et n’avait que mis en œuvre les directives d’A. La Cour cantonale s’était toutefois basée sur l’imputation au titre de l’art. 29 CP, que le Tribunal fédéral a écartée.
En l’absence d’application de l’art. 29 CP, l’employé devrait pouvoir être tenu responsable de ses actes et de sa participation à l’infraction. La différence entre la complicité (une simple assistance à l’auteur) et la coactivité dépendra grandement du cas d’espèce, mais il nous semble qu’elle ne saurait être exclue trop facilement.
L’élément subjectif devrait lui aussi être retenu, car on peut douter que les employés ignorent l’activité de la société et ne prennent jamais connaissance des courriers de menace qu’ils envoient. Les noms fictifs et fausses signatures tendent également à démontrer que les employés ont conscience que les courriers qu’ils envoient sont problématiques sur le plan légal – d’autres sociétés vont jusqu’à envoyer uniquement des courriers sans signature.
5.3 Les clients, des instigateurs?
Pour désagréables que soient leurs interventions, les sociétés de recouvrement ne travaillent pas dans le vide. Elles ont des clients, qui s’adressent à elles spécifiquement pour leurs services. Comment donc traiter ceux-ci?
Notre premier mouvement a été de retenir l’instigation (art. 24 CP)8. Le client décide la société de recouvrement à agir – si le moyen utilisé est une infraction, il doit également en répondre.
Le Tribunal fédéral ne semble pas de cet avis: B., client de la société, ne répond pas de l’instigation, mais du crime lui-même. Plus encore, le choix de la méthode importe peu, le Tribunal fédéral retenant que le simple fait de mandater la société, en l’occurrence de lui céder la créance, pour recouvrer une créance en grande partie indue suffit.
L’arrêt ne dit toutefois pas si le but ou le moyen est illicite: si l’on retient le but, alors toute démarche de recouvrement d’une créance indue mérite répression, y compris un acte «non officiel» (les sociétés de recouvrement n’ayant aucun pouvoir ou mandat spécial conféré par la loi, mais étant de simples personnes physiques ou morales). Le périmètre de l’infraction s’en trouve étendu d’autant. Si l’on retient le moyen, cela signifie que l’activité des sociétés de recouvrement est illicite en elle-même: il s’ensuit que ces sociétés ne peuvent acquérir la personnalité (art. 52 al. 3 CC), doivent être dissoutes et leurs biens dévolus à la collectivité (art. 57 al. 3 CC).
Une clarification du Tribunal fédéral – ou une intervention du législateur – serait bienvenue pour démêler cette condamnation du client. Dans l’intervalle, les prétendus créanciers devraient redoubler de prudence.
5.4 Le blanchiment d’argent, une piste d’avenir?
L’art. 305bis CP, bien connu, prévoit que «[c]elui qui aura commis un acte propre à entraver l’identification de l’origine, la découverte ou la confiscation de valeurs patrimoniales dont il savait ou devait présumer qu’elles provenaient d’un crime ou d’un délit fiscal qualifié, sera puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire.»
Si les sociétés de recouvrement ne sont pas considérées comme des intermédiaires financiers au sens de la LBA (art. 2 al. 2 let. a ch. 2 OBA) et ne sont pas soumises aux obligations de vérification de l’ayant droit économique ou autres obligations de diligence, cela n’exclut pas l’application de cette disposition. Or, contrairement à la contrainte qui faisait l’objet de l’ATF 120 IV 17, l’extorsion constitue un crime, et donc une infraction préalable au blanchiment. L’utilisation et le transfert de cet «argent sale» sont donc susceptibles de répression.
Les banques qui assurent le trafic des paiements de ces sociétés sont susceptibles de recevoir des fonds provenant d’une extorsion. Elles doivent les refuser (art. 7 al. 1 OBA-FINMA) et informer le Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent (art. 9 al. 1 let. a ch. 2 LBA), qui pourra faire bloquer les fonds.
C’est à notre sens le risque le plus immédiat causé par cette affaire, et les banques seraient bien avisées de vérifier avec une attention toute particulière les fonds qui transitent dans leurs livres: si la simple perception de frais de recouvrement relève de l’extorsion et que ceux-ci sont généralisés, une grande part des transactions tomberait sous le coup de l’art. 305bis CP.
6. Conclusion
Les faits présentés dans cet arrêt sont particulièrement choquants, mais il ne faudrait pas en conclure qu’il s’agit de faits isolés ou d’un rare dérapage. Sur les 1,41 million de cas de recouvrement privé annuels9, l’ajout de frais illicites est une quasi-constante, et si les menaces ne sont pas toujours aussi odieuses que celles listées dans l’arrêt, elles ne sont pas excusables pour autant.
De notre expérience et de celle de nos confrères avec lesquels nous nous sommes entretenus, les ministères publics des différents cantons ne sont guère enthousiastes à poursuivre les abus des sociétés de recouvrement, oubliant trop souvent le caractère impératif de la poursuite de l’art. 7 CPP et entretenant un dangereux sentiment d’impunité au sein d’une branche trop peu régulée.
Nous espérons que cette décision du Tribunal fédéral servira d’électrochoc aux autorités de poursuite pénale et à l’industrie, qui devra renoncer à ses pratiques et frais abusifs. Retenir une qualification criminelle ouvre également d’autres voies d’action, en particulier sous l’angle du blanchiment, et forcera les sociétés de recouvrement à retrouver le chemin de la légalité, sauf à être exclues du système bancaire.
Si l’on peut comprendre le souhait que le débiteur paie, il est temps de rappeler à cette industrie que le crime ne paie pas.
1 Bien que le Tribunal fédéral caviarde les noms des différentes parties, il existe suffisamment d’éléments pour identifier clairement la société E. SA et son administrateur A. sur la base d’informations librement accessibles sur internet et au registre du commerce.
2 ATF 120 IV 17.
3 Voir Kastriot Lubishtani, Le recouvrement en Suisse par des particuliers d’amendes étrangères est punissable par l’art. 271 CP, crimen.ch, 2 septembre 2022.
4 Grégoire Geissbühler, Le recouvrement privé de créances, Schulthess 2016, N 1008 ss.; Grégoire Geissbühler, Droit des obligations, Volume 1, 2020, N 130, 1004; Arnold F. Rusch, Verzug, Inkasso und AGB, PJA 2021 1131, p. 1142; CR CO I-Thévenoz, CO 106 N 44; BK-Weber/Emmenegger, CO 106 N 21; BSK OR I-Widmer Lüchinger/Wiegand, CO 103 N 6a.
5 inkassosuisse.ch/wp-content/ uploads/2022/11/20221128-Glaeubigerschaden_extern.pdf, consulté le 9.10.2023.
6 TC/VD, Jug/2021/301, c. B. a.
7 TC/VD, Jug/2021/301, c. 3.3.
8 Grégoire Geissbühler, Le recouvrement privé de créances, Schulthess 2016, N 1263.
9 Statistique de la faîtière Inkasso Suisse: inkassosuisse.ch/ wp-content/uploads/2022/05/ BetriebsstatistischeErhebung-2022.pdf (consulté le 9.10.2023). Il nous faut préciser que E. SA n’apparaît pas dans les membres de cette association; cf. supra, note 2.