plaidoyer: Quel est votre point de vue sur ce projet?
Antonia Mottironi: L’approche systémique du projet est bienvenue. En effet, la revue du code des obligations, de la loi sur les poursuites et faillites et des aspects pénaux permet de traiter la problématique globalement. Il faudrait accorder à ce projet le bénéfice du doute par l’épreuve de la pratique. À mon avis, des failles subsistent quant à l’obligation de dénoncer des offices et la poursuite des infractions pénales.
Nicolas Rufener: Nous avons la même lecture du côté des métiers du bâtiment, qui sont très concernés par les impacts des faillites en chaîne. Dans le présent cas, les moyens mis en œuvre sont largement insuffisants. Nous nous situons également du côté du législateur par notre activité de lobbying. Nous nous sommes rendu compte qu’il était extrêmement difficile de changer un projet de loi après son dépôt aux Chambres fédérales. Seuls de petits ajustements peuvent encore être réalisés. Nous sommes convaincus que beaucoup d’éléments font défaut. Notre droit de la poursuite et faillite est par ailleurs très estampillé XIXe, début XXe, en dissonance avec le présent. Les fraudeurs, pour leur part, sont tout à fait à jour. Le droit de la faillite est marqué par le droit d’échouer, en ce sens que l’entreprise est uniquement utilisée dans la perspective de prospérer et qu’il peut arriver que l’on ait des revers de fortune. C’est le risque de l’entreprise. Dans les faits, nous constatons l’inverse. La SA peut être instrumentalisée: elle permet de faire toutes sortes de choses délictueuses et de disparaître dans la nature. Il existe des structures extrêmement organisées, parfois d’origine mafieuse, disposant de ramifications dans d’autres pays. Ce que le Conseil fédéral semble tout simplement ignorer. Nous pourrions ici nous demander s’il s’agit d’un aveuglement volontaire ou d’une naïveté de la part des autorités.
plaidoyer: Cette situation ne provient-elle pas plutôt de la vision libérale helvétique, qui vise la suppression des entraves à la création de sociétés? La dernière révision du droit de la SA prévoit, par exemple, la flexibilisation de la marge de fluctuation du capital. En établissant de telles libertés, nous acceptons aussi que le système profite à la criminalité, non?
Pierluca Degni: Vous pointez du doigt le nœud du problème. C’est le fameux dilemme entre les possibilités de développement et de croissance des PME suisses et l’entrave de ces possibilités de développement et de croissance pour se prémunir des agissements de quelques fraudeurs. Nous pourrions concrètement citer l’obligation de réviser les comptes. L’obligation de révision des comptes coûte cher, raison pour laquelle le législateur a opté pour un système souple: certaines entreprises peuvent ainsi ne pas se soumettre à cette obligation de révision si elles n’atteignent pas une certaine taille. Cela donne évidemment lieu à des abus. Or, d’autres solutions existent pour obliger les entreprises à faire preuve de davantage de transparence.
Antonia Mottironi: C’est effectivement le dilemme d’une société qui se veut libérale et non paternaliste. Lorsque l’on veut lutter contre la fraude, il ne se justifie pas forcément de frapper fort et de manière générale, juste pour quelques tricheurs.
Nicolas Rufener: La piste que vous invoquez par rapport au rôle des préposés des offices me semble absolument fondamentale. Dans l’industrie de la construction, de nombreuses entreprises annonçant des effectifs inférieurs à 10 personnes bénéficient d’un opting-out alors qu’elles se trouvent dans des situations de marché où elles ne pourraient pas exécuter les prestations qu’elles offrent avec 40 voire 50 ersonnes. Lorsque nous annonçons le cas au registre du commerce, aucune démarche n’est entreprise. C’est d’autant plus malheureux que ces mêmes entreprises décrochent des marchés publics alors qu’elles donnent des faux renseignements en délivrant un extrait du registre du commerce avec une déclaration d’opting-out: soit parce qu’elles ne disposent pas des capacités seuils en matière de ressources humaines pour répondre à l’offre, soit parce qu’elles emploient plus de 10 travailleurs et ont délivré des renseignements inexacts. Les autorités (adjudicateurs) se limitent à se fier à la fonction de publicité et au rôle de garant de la sécurité juridique du registre du commerce. Le registre du commerce peine à sanctionner les entreprises qui ne sont pas à jour3, sachant qu’il appartient aux sociétés de procéder aux annonces utiles pour que l’extrait du registre soit conforme à la réalité.
plaidoyer: Un autre élément semble troublant, nommément l’absence de communication entre les offices et l’extrême opacité du système.
Pierluca Degni: Il n’est pas si évident, pour le registre du commerce, de détecter un tel transfert, puisque cela doit être manifeste. Tout ce qui n’est pas manifeste n’est, par définition, pas facilement identifiable. Ce sont plutôt les autorités fiscales qui dénoncent ce genre de cas, étant donné qu’elles voient les comptes. Une des solutions consisterait à obliger les entreprises à publier leurs comptes, à l’instar de la Belgique ou de l’Allemagne. Cette pratique semble porter ses fruits, puisqu’elle oblige celui qui ne souhaite pas être soumis à un contrôle restreint à rendre accessibles ses comptes à ses potentiels créanciers. C’est dissuasif.
Nicolas Rufener: Si on élargit la focale à l’État libéral, on se rend compte que l’administration fiscale devrait se baser sur la documentation publiée par les associations professionnelles, comme des listes de prix, pour reconstituer une activité économique qui n’aurait pas été déclarée. La Commission de la concurrence interdit justement aux associations professionnelles de publier ce genre de document. Cela signifie que l’administration fiscale ne dispose pas des outils nécessaires pour reconstituer la réalité économique de l’entreprise. De nouveau, le système alimente la besace des tricheurs.
Antonia Mottironi: J’ai la même impression. Dans ma pratique, j’ai essentiellement affaire à des créanciers. Et je constate que je dois m’assurer systématiquement que l’information passe dans tous les services. Il faut être proactif. Si le montant des créances est élevé, les clients sont prêts à assumer des frais de procédure. Il ne faut toutefois pas omettre que la majeure partie des lésés sont créanciers d’un montant se situant dans une fourchette entre 30 000 et 50 000 francs. Ce qui nous amène à d’abord estimer les coûts du règlement de l’affaire en précontentieux et en contentieux. Nous sommes souvent contraints de conseiller au client de limiter les frais au minimum et de s’interroger sur l’opportunité de continuer la procédure. Il est dommage que les services étatiques soient aussi frileux quant à leur obligation de dénonciation.
Pierluca Degni: Le renforcement des exigences en matière de protection des données ne facilite pas ces démarches. Lorsque nous avons accès à des données personnelles, il faut d’autant plus faire preuve de prudence. Disposer d’une autorité fédérale centrale gérant ces informations serait la clé. Au même titre que certaines autorités fédérales dans certains domaines (Ripol/Fedpol).
Nicolas Rufener: On retrouve cette absence de la volonté de dénoncer à l’article 434 présenté dans le Message du Conseil fédéral du 26 juin 2019 permettant aux créanciers publics de poursuivre les débiteurs inscrits au registre du commerce par la voie de la saisie. Dans les faits, les institutions sociales souhaitent uniquement recouvrer leurs créances. Dès lors que les cotisations ou les retards de cotisations sont rattrapés, la condamnation pénale du débiteur leur importe peu. Ce qui est désolant, puisque ces institutions sont également tenues de lutter contre les abus. L’abrogation de l’article 43 ch. 1 et 1bis5 est intéressante de ce point de vue, car elle impose la voie de la faillite aux créanciers publics. Par conséquent, le débiteur ne pourra plus choisir quel créancier honorer en fonction des risques encourus. Il risquera à chaque fois la faillite.
plaidoyer: Certains parlementaires ont considéré qu’une des clés du problème résidait dans l’accessibilité de l’information au public, nommément en donnant accès à la recherche par nom dans tous les RdC cantonaux. Or, le consommateur lambda ne se renseigne que rarement au registre du commerce. Dans la majeure partie des cas, aucune demande d’extrait à l’Office des poursuites et faillites n’est requise. Nous avons plutôt l’impression que les entrepreneurs malintentionnés utiliseront plus souvent un prête-nom.
Antonia Mottironi: Effectivement, cette pseudo-transparence laisse une porte ouverte à l’accroissement du phénomène des prête-noms. Avec l’opacité régnant auparavant, on pouvait presque se fier à l’information inscrite au registre du commerce en concluant qu’il s’agissait bien du vrai administrateur. On débat sur la transparence des registres du commerce dans tous les pays et dans l’Union européenne. Il ne faut toutefois pas omettre l’effet pervers qui en résulte.
Nicolas Rufener: Il ne faut pas non plus tomber dans la stigmatisation. Nous pouvons ici citer les pratiques de la Comco lorsqu’elle déclare faire une enquête sur les entreprises A, B, C qu’elle soupçonne de comportements contraires à la loi sur les cartels. La Comco vient dans les entreprises, procède à des perquisitions, saisit l’intégralité des données et paralyse l’outil de production. La Comco mène une espèce de terreur administrative auprès des entreprises en leur indiquant que si elles avouent, elles bénéficieront d’un programme de clémence. On lâche les noms des entreprises en pâture aux médias, avec, pour impact, une atteinte réputationnelle et la perte de clients. Ce qui est vrai pour la Comco n’est pas forcément vrai en matière de poursuites et faillites. On peut regretter une trop importante discrépance entre ces domaines. Si les administrateurs savent que tout sera dévoilé, ces derniers vont évidemment utiliser des hommes de paille.
Pierluca Degni: Il ne faut pas que les acteurs économiques soient empêchés d’accéder au marché par peur d’être stigmatisés des suites d’une faillite. Il pourrait être dangereux de donner accès à des informations qui ne sont pas gérées par un office fédéral apte à faire le tri.
Antonia Mottironi: Raison pour laquelle la notion de faillite systématique me semble plus appropriée que le terme de faillite abusive. Dans la pratique, il arrive régulièrement que des clients aient fait preuve de négligence sans volonté de nuire. Les cas extrêmes, par exemple plusieurs dizaines de faillites successives, doivent être traités différemment. Nous ne sommes plus dans le droit à l’échec dans ces cas.
plaidoyer: L’effet n’est-il pas neutre, puisque nombre d’entreprises privées, à l’instar de Moneyhouse, notent des sociétés?
Nicolas Rufener: Cela a un effet sur ceux qui connaissent le système et sont capables de le décrypter. Lorsque des maîtres d’ouvrage publics ou privés requièrent un extrait des poursuites pour évaluer un éventuel futur cocontractant, ils ignorent les raisons de la notification d’un commandement de payer. Il ne faut pas omettre que le droit suisse permet à quiconque de notifier une poursuite à un débiteur présumé sans avoir à démontrer le fondement de sa créance. Se reposer sur les extraits de poursuite pour présumer que cela donne une bonne idée de la situation économique de l’entreprise est spécieux. Cependant, un nombre élevé de poursuites reste un indice.
Antonia Mottironi: Les sites privés comme Moneyhouse sont problématiques, puisqu’une seule poursuite influe sur la notation de la société.
Nicolas Rufener: C’est pourquoi nous proposons de faire usage des instruments existants dans certains secteurs, comme exiger de l’entreprise qu’elle fournisse une attestation prouvant qu’elle est à jour avec ses obligations sociales. Cela ne signifie pas pour autant que tous les travailleurs sont annoncés aux assurances sociales. C’est un système fonctionnel qui existe en marché public. Cela est d’autant plus important dans la construction, compte tenu des impacts financiers non négligeables.
plaidoyer: Monsieur Rufener, qu’en est-il au niveau des instruments de régulation interne, à l’instar des organes de médiation?
Nicolas Rufener: Il y a deux niveaux, un niveau technique, soit le hiatus entre la prestation et les attentes du client. Il existe un certain nombre de mesures, telles que le recours à des experts qui peuvent faire office de médiateurs, la chambre suisse d’arbitrage (SCAI) et la médiation à la chambre de commerce. Sans omettre le tribunal arbitral de la construction et de l’immobilier développé par les associations immobilières, dont nous sommes partie prenante. Malheureusement, ces institutions sont très peu sollicitées. Bien souvent, les PME ne connaissant pas ou peu ces rouages. Quant au deuxième niveau, le pan financier, les intéressés devraient procéder à des vérifications en amont, en contrôlant que l’entreprise a la solidité nécessaire pour réaliser l’ouvrage. Une entreprise n’ayant annoncé que trois personnes à la caisse de pension, qui soumissionne un marché à 50 millions, doit éveiller les soupçons. Quand le prix proposé par le soumissionnaire est largement en dessous du prix moyen proposé par les autres entreprises, cela doit aussi mettre la puce à l’oreille. Il existe par ailleurs des règles dans la loi contre la concurrence déloyale (art. 7 LCD, inobservation des conditions de travail).
Pierluca Degni: Souvent, les petits clients sont démunis et se fient aux apparences, telles que la visibilité et l’image commerciale de l’entreprise. Lorsque la faillite est déclarée, le client ne récupérera, hélas trop souvent, plus rien. Des fonds de garantie devraient être prévus pour ces investissements à risque.
Nicolas Rufener: Il existe des systèmes: la convention collective des métiers de la peinture prévoit un mécanisme de caution. L’entreprise étrangère, qui est plus difficile à poursuivre, ne sera habilitée à travailler en Suisse qu’en cas de dépôt d’une caution. On part aussi du principe que les entreprises locales doivent déposer cette caution, l’association professionnelle dont elles sont membres doit se porter garante. Le système est censé être vertueux, puisqu’il permet d’avoir de l’argent à disposition pour recouvrer les créances, pas seulement celles des clients mais surtout des travailleurs qui ne seraient pas rémunérés correctement. Dans les faits, cela ne fonctionne pas très bien.
Lors de retards sur un chantier ou si vous êtes au fait des difficultés financières de l’entreprise, le moment de bascule est difficile à déterminer. Le client ne souhaite généralement pas mandater une entreprise tierce pour finaliser des travaux déjà entamés. Prendre la bonne décision est complexe. D’autant plus lorsque l’on se trouve dans des systèmes de promotion immobilière avec une petite villa, une banque qui finance l’intégralité et paie sur la base d’un échéancier de paiement. En pareil cas, le client doit alimenter un compte de crédit de construction, sans disposer de moyen de vérification.
plaidoyer: En cas de contrat d’entreprise générale et de défaut de paiement des sous-traitants, la possibilité des sous-traitants d’imposer une hypothèque légale des entrepreneurs au maître d’ouvrage reste une double peine6.
Pierluca Degni: Pouvoir se fier à une personne de confiance reste le maître-mot, d’autant plus que le maître d’ouvrage n’est pas un spécialiste du secteur de la construction, en règle générale. Mandater un architecte pour le suivi des travaux est tout à fait judicieux.
Nicolas Rufener: Nous pourrions citer un cas qui a défrayé la chronique, celui de Bucher & Moret Sàrl. Le risque était intégralement porté par le client final dépourvu de tout moyen d’intervention. Outre la menace de l’activation d’une hypothèque légale par les sous-traitants, les futurs propriétaires ne pouvaient pas interférer dans le processus de paiement. La banque respectait un échéancier de paiement et ne contrôlait pas l’avancement des travaux. La banque n’a pas pu être activée en responsabilité, puisqu’elle avait respecté ses obligations en honorant les versements selon l’échéancier de paiement.
plaidoyer: La responsabilité des administrateurs devrait être rediscutée.
Pierluca Degni: Il faudrait avoir les moyens de les sanctionner pour empêcher les administrateurs malintentionnés de nuire.
Antonia Mottironi: Il s’agit effectivement d’un problème d’application. Il faut aussi remettre en cause toute une culture englobant tant les administrateurs que les clients qui ne disposent pas des connaissances nécessaires. On pourrait proposer des modifications du code pénal, mais cela semble vain sans obligation de dénoncer et si l’accès à la justice reste coûteux tant financièrement qu’en matière de connaissances
Nicolas Rufener: L’activité de conseil dans le cadre d’une vente immobilière demeure importante. Avant d’acheter une maison à un promoteur, le client devrait se préoccuper de savoir si la société en cause est suffisamment capitalisée. Le fait qu’une entreprise générale constituée en Sàrl projette des chantiers à plusieurs millions de francs est déjà une anomalie. Le modèle de la SA est plus compatible avec ce type d’activités à risque. Le deuxième point problématique provient d’un système où le risque est intégralement porté par le client final et où la banque se limite à procéder à des versements sur la base d’un échéancier de paiement. Il ne faut pas omettre que le métier de la banque consiste en la rémunération du risque. La justice pénale devrait s’intéresser plus aux financeurs et agir avec plus de célérité dans les grosses procédures. À titre d’exemple, la procédure pénale concernant Bucher & Moret a duré plus de cinq ans. On pourrait s’interroger sur la réglementation de certaines professions, comme en France. Cela va toutefois à l’encontre de l’État libéral, d’autant plus lorsque l’on parle de quelques tricheurs.
plaidoyer: Olivier Feller avait tenté de proposer une action directe des créanciers ordinaires (754 CO).
Nicolas Rufener: Cette motion avait d’abord été bien accueillie par le Parlement. Swiss Holdings était toutefois parvenu à défendre, à la suite d’un lobbying important, qu’il s’agissait d’une catastrophe pour les holdings, puisque n’importe quel créancier pourrait agir en responsabilité même sans disposer de créance valable. Nous défendions l’inverse, en disant qu’il fallait manquer à un certain nombre de devoirs pour activer une action en responsabilité civile contre les administrateurs. En règle générale, ce sont des administrateurs de paille se fichant de la gestion de la société qui sont responsables de telles débâcles, et, ce faisant, ont permis à la société de se déliter complètement. Mais le Parlement a finalement suivi Swiss Holdings en considérant qu’il s’agissait d’une action un peu trop large, soit une sorte de class action par le biais de la colocation des créanciers.
Antonia Mottironi: Lors d’une faillite, on a l’impression d’être confronté à un litige de droit privé. In concreto, l’intérêt public est énorme. Je dirais même que nous nous trouvons entre le droit pénal et le droit commercial. Le droit commercial (art. 754 ss. CO) doit servir de levier pour faciliter la vie des créanciers. La situation procédurale des créanciers est extrêmement compliquée, il ne s’agit pas seulement de démarches judiciaires et d’avances de frais. Le créancier ne peut pas exercer ses droits seul. Cela justifie d’autant plus que le volet pénal soit étendu: on exige un caractère manifeste, alors que, dans la fraude, il est rare que tel soit le cas. La diligence ou l’absence de diligence est compliquée à démontrer. Une interdiction administrative d’exercer gérée par le registre du commerce pourrait aussi être étudiée.
Nicolas Rufener: Cela existe en France, mais il en résulte la construction de structures avec des hommes de paille d’autant plus élaborée. Toutefois, il faut relever que la majeure partie des relations commerciales se déroulent sans ambages.
plaidoyer: Légiférer sur le sujet est d’autant plus délicat, puisque tous les acteurs économiques sont sanctionnés pour les actes de quelques tricheurs… Tel est le cas de la proposition de la suppression de l’opting-out rétroactif.
Nicolas Rufener: Je me permets de faire un parallèle. Les autoroutes allemandes ne connaissent pas de limitation de vitesse. Pourtant, on ne roule pas plus vite en Allemagne qu’en Suisse.
Pierluca Degni: L’Allemagne oblige à publier les comptes si on n’est pas soumis au contrôle. C’est peut-être la solution. Cela a été proposé, notamment par certains auteurs de doctrine, mais n’a pas été retenu au niveau politique en Suisse.
plaidoyer: La Suisse ne sert-elle pas de plaque tournante à cause de cette vision très libérale?
Pierluca Degni: Il faut considérer ce point globalement en tenant compte que la place financière suisse attire les convoitises. Il faut aussi considérer que cette attractivité est bénéfique pour le marché de l’emploi, notamment. Nous pourrions tout aussi bien citer des exemples concrets et récents, tels que les abus aux prêts COVID. Bien que des abus manifestes aient été constatés, on ne saurait nier que ce système a permis à des milliers d’entreprises de supporter le choc et de ne pas sombrer.
Antonia Mottironi: Un rapport7 atteste que l’infiltration de l’économie suisse par les systèmes mafieux est également opérée par le rachat de sociétés en situation d’insolvabilité. Pouvoir identifier les acteurs qui se cachent derrière ces sociétés permettrait d’atténuer ce risque.
plaidoyer: Qu’en est-il au niveau des marchés publics? Ne devrait-on pas modifier les instruments de contrôle?
Nicolas Rufener: À première lecture, les marchés publics sont un terrain de jeu privilégié pour les tricheurs. Dans les marchés privés, seul un nombre limité d’entreprises sont concernées, alors que n’importe qui peut soumissionner dans les marchés publics. Montrer patte blanche n’est pas compliqué. Les autorités sont peu curieuses et sensibilisées par des prix plus bas. Ici, une responsabilisation accrue des maîtres d’ouvrage devrait exister, notamment en cas de défaut de paiement des salaires des employés après une faillite. Les moyens de contrôle devraient être développés, tout particulièrement concernant les offres anormalement basses. De nouveau, pour déterminer si l’offre est anormalement basse, il est nécessaire d’avoir un référentiel. Malheureusement, l’établissement de ce référentiel est considéré par la Comco comme problématique au niveau d’un marché déjà régulé. Nous soutenons effectivement l’initiative parlementaire Roduit8 qui vise à réprimer pénalement les comportements déloyaux pour des prestataires qui obtiennent des marchés en rendant des prix au-dessous de leurs concurrents parce qu’ils ne respectent pas les conditions de travail. Il faut non seulement une constatation de violation de la LCD sur les plans administratif et civil, mais également pénale. Des petits ajustements devraient être réalisés, ici.
plaidoyer: Des outils existent-ils en matière de vérification des niveaux salariaux?
Nicolas Rufener: C’est effectivement le problème en cas d’offre anormalement basse, une codification du système a été tentée. Tout d’abord, il faut bien prendre en compte que déterminer qu’une offre est anormalement basse en présence de deux offres reste quasiment impossible, la comparaison entre cinq et sept offres a minima reste indispensable. Ensuite, un soupçon doit exister pour déclencher le processus de vérification. Tel est le cas lorsqu’une offre se situe entre 20 et 30% en dessous de la moyenne des offres. Une vérification est dès lors réalisée, laquelle consiste à demander à l’entreprise si elle confirme ses prix et à démontrer qu’elle couvre les charges salariales et sociales. Des instruments de calcul existent à cet effet; ils permettent de vérifier si les salaires correspondent aux minima conventionnels. Pour procéder finalement à une juste comparaison, on ajoute les charges patronales auxdits deminimum.
plaidoyer: Il semble qu’il existe un certain aveuglement face au transfert patrimonial (LFus), où on argue que le registre du commerce refusera un transfert patrimonial irrégulier.
Pierluca Degni: La LFus n’a fait que codifier la jurisprudence de façon assez claire. Pour le justiciable qui est concerné par cette règle, cela est rassurant et plus facile à comprendre. Le Tribunal fédéral est clair sur ce point. On parle d’un transfert de manteau d’actions si une société en passe d’être liquidée vend tout ou la majeure partie de ses actions. La détection de ces cas reste problématique.
Antonia Mottironi: Le registre du commerce n’est certainement pas l’autorité apte à détecter un transfert de manteau d’actions.
Pierluca Degni: Dès lors, la question de l’obligation de dénoncer se pose et, par conséquent, celle de l’autorité apte à gérer cela.
plaidoyer: Si nous revenons à la pratique quotidienne, lors de tels transferts, les créances de ces sociétés sont souvent cédées9. Elles peuvent même s’avérer être infondées. Au pire, des clients peuvent être poursuivis pour le paiement de créances découlant de contrats de durée non honorés. Quel est votre regard de praticiens?
Pierluca Degni: La cession est prévue dans le contrat, en principe. De plus en plus souvent, les contrats prévoient une impossibilité de cession sans l’accord du débiteur.
plaidoyer: Est-il possible de prévoir un traitement générique pour éviter ce type de transfert de créance? Dans les normes SIA, par exemple?
Nicolas Rufener: Nous trouvons ce type de cas de figure en amont des normes SIA. Il s’agit généralement d’entreprises générales en difficultés financières qui tentent de transférer l’entreprise générale et le portefeuille d’actions pour permettre aux ayants droit de s’en sortir. Dans le domaine de la construction, la façon de s’en prémunir n’est pas évidente, cela est aussi problématique pour les sous-traitants que pour le mandant. Dans les deux cas de figure, nous nous trouvons dans des exceptions, d’où l’absence de réglementation de la question dans la norme SIA, qui régit plutôt le contenu des contrats dans les cas normaux. La norme SIA traite surtout de la prestation caractéristique, nommément l’ouvrage éventuellement frappé de défaut.
Antonia Mottironi: Prévoir, dans les normes SIA, une clause d’interdiction de cession sans l’accord du débiteur le protège, mais n’empêche pas ces cas de figure.
plaidoyer: Si nous abordons le volet pénal, nous en restons au statu quo… exception faite de l’interdiction d’exercer une activité d’administrateur de société.
Antonia Mottironi: Nous pourrons toutefois revenir sur l’article 67 CP concernant l’interdiction d’exercer. Les procédures pénales concernant les infractions dans la faillite et la criminalité économique sont particulièrement frustrantes pour la partie plaignante. Je n’ai jamais vu d’interdiction d’exercer dans ce cadre-là. Il s’agit, à mon avis, d’une mesurette. On intervient à la fin du processus, alors que la problématique de l’obligation de dénoncer des offices n’a pas été concrètement résolue. Une codification est certes proposée dans la LP, ce qui est bienvenu. Jusqu’alors, l’obligation de dénoncer n’était prévue au niveau fédéral que pour des autorités pénales (302 CPP). Pour les autres autorités, la compétence de légiférer à ce titre était laissée aux cantons. À Genève, les autorités administratives ont une obligation de dénoncer les crimes et délits. Dans les faits, je n’ai jamais pu constater qu’un office des poursuites et faillites dénonce un cas à la justice pénale, notamment pour des raisons budgétaires. Les offices minimisent leur poids en cas de dénonciation par rapport à un particulier. Dans le domaine de la criminalité économique, il faut relever la tendance qui consiste à relever qu’il ne s’agit pas d’infractions pénales mais de litiges commerciaux. Il existe également un problème de moyens en matière de poursuites pénales. Avec cette modification de l’article 67 CP, la problématique de la poursuite pénale effective n’a pas été résolue. Par ailleurs, dans le Message du CF, des montants dérisoires sont cités pour rendre effective cette révision.
Pierluca Degni: Je me permets de citer un cas concret où l’Office des poursuites et faillites (OPF) s’est mis à disposition pour nous appuyer si nous déposions plainte pénale à l’encontre du débiteur concerné. En effet, L’OPF n’a pas pour pratique de dénoncer les infractions pénales qui s’inscrivent dans la faillite. Malheureusement, les créanciers rechignent à investir des moyens pour déposer plainte pénale dès lors qu’ils ont très souvent déjà tout perdu.
Nicolas Rufener: Il faut souligner l’injustice du système par rapport à des personnes privées se retrouvant à l’Hospice général (services sociaux, ndlr), car elles n’ont pas les moyens de se mettre en faillite personnelle10.
1 volution des pertes résultant de liquidations de procédures de faillites ordinaires et sommaires, 1994-2021, Diagramme, Office fédéral de la statistique, admin.ch, consulté le 10.05.22.
2 rt. 727a al. 2 CO: possibilité laissée à une société de renoncer au contrôle restreint par un organe de révision si son effectif ne dépasse pas dix emplois à plein temps en moyenne annuelle.
3 Art. 934 CO, par exemple.
4 FF 2019 4999: Exception à la continuation de la poursuite par la voie de la faillite pour les créanciers de droit public.
5 FF 2022 702.
6 Motion 17.4079 «Application de l’hypothèque légale des artisans et entrepreneurs. Concrétisation de la possibilité qu’a le propriétaire de fournir des sûretés suffisantes».
7 Rapport annuel 2020, Bureau de communication en matière de blanchiment, p. 21, fedpol.admin.ch, consulté le 10 mai 2022.
8 Initiative parlementaire Roduit 21.470 «La violation des conditions de travail obligatoires constitutive de concurrence déloyale qualifiée doit
être poursuivie pénalement».
9 Nous nous concentrons ici sur la cession des créances. En cas de transfert patrimonial, la cession des contrats demeure problématique. Il faut préciser qu’une cession de contrat est composée de deux éléments, soit une reprise de dettes et une cession de créance, en principe. Les cessions de contrats en lien avec l’exploitation de l’entreprise (contrats de maintenance de machines) ne sont pas en soi problématiques. Il en va autrement des contrats avec la clientèle. En pareil cas, le contrat avec le client devrait prévoit un tel cas de cession lors de fusion ou de transfert patrimonial.
10 Plaidoyer 4/21, p. 52.
Nicolas Rufener, secrétaire général de la Fédération genevoise du bâtiment et directeur de Construction romande.
Antonia Mottironi, avocate spécialiste en faillites internationales et en recouvrement d’actifs.
Pierluca Degni, avocat, LL.M., spécialiste FSA droit pénal, chargé d’enseignement à l’Université de Genève.