L’abonnement annuel à la Semaine judiciaire coûte 190 fr., celui pour le Recueil officiel des arrêts du Tribunal fédéral vaut 250 fr., le forfait standard à Swisslex s’élève à 2160 fr. par an et le prix du dernier Commentaire romand du Code des obligations II est fixé à 578 fr. Des montants non négligeables, mais indispensables pour les professionnels, les chercheurs et les bibliothèques, qui souhaitent rester informés des dernières nouveautés et des changements juridiques. Et c’est compter souvent sans les dépenses liées aux plateformes, aux revues ou aux achats de livres. Ce qui demande de débloquer, chaque année, un certain budget.
A l’heure où internet délivre instantanément toutes sortes d’informations issues du monde entier gratuitement, pourquoi les initiatives sont-elles encore timides dans le domaine du droit en Suisse? «Le problème vient du fait qu’il n’existe aucun éditeur sérieux en ligne, explique François Charlet, juriste vaudois, spécialiste en droit des technologies et candidat au barreau. Pour rivaliser avec les grands éditeurs juridiques suisses (principalement Schulthess, Stämpfli et Helbing Lichtenhahn, ndlr), il faudrait que les Universités fassent ce travail de sélection. Et je pense qu’elles en ont les moyens techniques et financiers.»
Lesdites institutions ont justement ouvert la réflexion sur cette question. Sswissuniversities, l’association des Hautes Ecoles universitaires, spécialisées et pédagogiques de Suisse, a adopté une stratégie nationale en faveur de l’Open Access (OA) ou du libre accès. Ce projet a pour principale fonction la publication gratuite et libre de droit, sur internet, d’ouvrages scientifiques (article, thèse, livre) rédigés par des chercheurs et des professeurs rétribués par les établissements ou par des bourses. Le programme prévoit une transition vers ce mode de partage de savoirs sur la période 2017-2024. Et il s’agit de la deuxième vague d’actions mises en œuvre par Sswissuniversities pour améliorer l’accessibilité numérique des données dans le pays, la première ayant pour objectif l’obtention de publications électroniques. Dans le cadre de ce nouveau projet, qui est actuellement en cours de développement, des solutions concrètes pour améliorer l’accessibilité des œuvres suisses seront adoptées (lire encadré).
Diminuer les coûts
D’après l’étude «Financial Flows in Swiss Publishing», réalisée en novembre 2016 par Cambridge Economic Policy Associates Ltd., plus de 30 800 articles ont été publiés par des chercheurs et des hautes écoles suisses, en 2015, engendrant ainsi quelque 6 millions de francs de frais de publication. Quant aux bibliothèques, elles ont investi plus de 70 millions dans la souscription d’abonnements et de licences, toutes branches confondues, afin d’accéder aux quelque 2,5 millions d’articles. L’Université anglaise estime, d’ailleurs, que le budget global de recherches atteint 9,6 milliards de francs chaque année.
L’OA a justement pour fonction de diminuer ces coûts pour les bibliothèques et les lecteurs, puisqu’il vise à rendre les résultats de recherches scientifiques accessibles aux chercheurs et au public qui les financent. Il permet également d’accroître la visibilité des études, de transmettre des connaissances, d’attirer les médias et d’ouvrir la porte aux futures collaborations professionnelles, à de nouveaux financements et à des emplois. Grâce à cette visibilité accrue, la notoriété de l’auteur, et de l’institution dans laquelle il œuvre, n’en sera qu’améliorée. «Il n’y a vraiment que des avantages à l’Open Access, souligne François Charlet. Les seuls à y voir un inconvénient sont les éditeurs, parce qu’ils risquent de perdre de l’argent.»
Un bien ou un mal?
Les éditeurs de livres traditionnels ne voient en effet pas cela du même œil. Approchée, la maison d’édition Stämpfli, deuxième plus grand label dans le domaine juridique en Suisse après Schulthess, ne souhaite pas s’exprimer, car elle «participe à la mise sur pied d’une stratégie commune avec les autres éditeurs juridiques et la Schweiz Buchhändler- und Verleger-Verband (SBVV)». «Pour l’instant, swissuniversities travaille sur la mise en œuvre de sa stratégie qui, en fonction de ce qui sera défini, pourrait avoir de très graves conséquences sur les maisons d’édition, commente Jérôme Voumard, directeur éditorial des Editions Helbing Lichtenhahn. Ce qui m’inquiéterait particulièrement, ce serait qu’elle instaure un droit inconditionnel à une seconde publication sans délai de carence, parce que les gens n’auraient plus de raison d’acheter un livre ou une revue. Et, là, ce serait la clé sous la porte.»
swissuniversities n’a pour l’instant pas consulté les éditeurs pour élaborer son projet, mais a promis de les intégrer dans la réflexion sur sa concrétisation. Les éditeurs travaillent autant sur la forme que sur le fond, mais ces compétences ne sont pas assez prises en compte par swissuniversities, selon Jérôme Voumard. Qui déplore également que tous les domaines soient mis sur un pied d’égalité, sans égard à leurs particularités.
Délai de carence
Par ailleurs, certains OA prévoient que, au lieu de faire payer l’ouvrage au lecteur, c’est l’auteur qui finance sa diffusion. «Le danger, c’est que seuls les chercheurs fortunés puissent publier leurs travaux», relève Jérôme Voumard. Selon lui, avant d’imposer un tel système, il faudrait d’abord distinguer les types de publications, parce que la plupart des articles de revues peuvent être diffusés en OA après un délai de carence. Or, les auteurs ne le font pas. Au sujet des ouvrages financés par les auteurs ou par des fonds publics, il est persuadé que les maisons d’édition sont prêtes à discuter pour les mettre en libre accès. «Mais pour les ouvrages sur lesquels nous faisons un grand travail, comme les commentaires ou les précis de droit, je ne vois pas comment nous pourrions les publier en OA sans causer la perte des éditeurs.»
Selon Juliette Ancelle, avocate associée à l’étude lausannoise «Id est avocats» et spécialisée dans le domaine de la propriété intellectuelle, les éditeurs ne pourront pas échapper à cette transition. Mais cela ne leur fera pas forcément mettre la clé sous la porte: «Il est possible de faire de l’argent avec l’Open Access, ajoute-t-elle. C’est comme avec l’émergence de l’Open Source (le fait de rendre accessible gratuitement le code source des logiciels, ndlr). Certains éditeurs de logiciels informatiques ont combattu en vain son arrivée et, aujourd’hui, ils peuvent en tirer des revenus, parce qu’ils ont intégré cette logique et restructuré leur modèle économique.»
Visibilité
Qu’en pensent les auteurs? Le professeur Pierre Tercier, notamment connu pour divers ouvrages de référence en droit privé, reste plutôt ouvert à cette initiative: «L’approche est bonne, car plus les livres sont accessibles, mieux c’est, confie le Fribourgeois, qui touche entre 5% et 15% du prix du livre sur chaque vente. Mais le papier gardera toujours une utilité. Il a une autre valeur, pour le moment du moins, parce qu’on peut plus aisément travailler avec lui en surlignant des phrases ou en ajoutant des notes dans les marges, par exemple. Et il peut tenir dans le temps, alors que les documents numériques sont plutôt faits pour une consommation immédiate.»
D’après François Charlet, l’OA a aussi un autre avantage: «Plus les textes sont diffusés, plus ils seront lus, téléchargés et cités, mais cela ne fonctionnera que si de grands noms, comme Pierre Tercier, donnent l’impulsion de base. Mais c’est vrai qu’un bouquin relié a plus d’allure et, pour l’instant, c’est le seul moyen pour un juriste d’accéder au Graal: être cité dans un arrêté du Tribunal fédéral.»
Droit d’auteur
«D’un point de vue juridique, l’OA n’est pas problématique, parce que le libre accès s’appuie sur le droit, explique Juliette Ancelle. L’auteur d’une œuvre peut choisir ce qu’il veut en faire, soit ne pas la diffuser, soit la publier de façon traditionnelle ou encore en OA.» Comme le rappelle François Charlet, le droit d’auteur prévoit que, dès qu’une idée d’œuvre se matérialise, celle-ci est protégée par des droits moraux (reconnaissance de la personne qui en est l’auteur) et patrimoniaux. Le principe de l’OA étant de publier gratuitement du contenu, ce sont bien les droits patrimoniaux qui sont touchés par cette nouvelle forme d’édition. «Certains auteurs préfèrent échanger leur droit d’obtenir une rémunération par un gain de visibilité», précise Juliette Ancelle. «Ce qui ne signifie pas que l’auteur consent à être plagié, souligne François Charlet. Celui-ci garde le droit d’être reconnu comme auteur et, lorsque son œuvre est réutilisée, il doit être cité en tant que tel.» Le système du libre accès repose donc sur la confiance et la bonne foi des utilisateurs du service. «Il y a toujours ceux qui ont un soupçon d’intégrité et les autres, mais je suis persuadé que l’OA ne va pas faire augmenter le plagiat, poursuit-il. Au final, je ne vois vraiment aucun inconvénient au libre accès, sauf pour les éditeurs.»