plaidoyer: Le Secrétariat d’État aux questions financières internationales (SFI) estime qu’il y a urgence à légiférer. Estimez-vous que cette évaluation est justifiée? Et, si tel n’est pas le cas, le statu quo est-il encore envisageable?
Christophe Wilhelm: Oui, le statu quo est envisageable. Le droit suisse actuel permet d’ores et déjà de lutter contre le blanchiment d’argent et le crime organisé. Le refus total de coopérer et le secret bancaire absolu font partie du passé. La Suisse dispose d’un mécanisme d’entraide établi et fonctionnel et de dispositions pénales s’imposant à tous les acteurs, qu’ils soient avocats ou conseillers.
Le cadre législatif existant est suffisamment crédible pour ne pas se précipiter face aux directives émises par des gremiums internationaux qui ne sont pas assortis d’une légitimité démocratique extrêmement forte. Il faut prendre le temps d’analyser ces exigences et laisser la place et le temps au débat démocratique. Or, ce projet semble quelque peu prématuré et accorde de très larges compétences à l’Administration fédérale. Je le regrette pour ma part.
Raphaël Mahaim: Le Parlement va passer à la moulinette cet avant-projet, qui sera, à mon avis, largement remanié. Cela prendra du temps, et le rythme du processus démocratique sera respecté.
plaidoyer: La pression ne provient pas seulement des organismes internationaux (GAFI, OCDE), mais aussi des médias et de l’opinion publique. On ne peut plus l’ignorer.
Christophe Wilhelm: J’en conviens mais il faut que le rythme démocratique et législatif soit respecté. Il y a à peine deux ans, le Parlement s’est opposé à des modifications de la loi sur le blanchiment (LBA) allant dans le même sens que celles proposées dans l’actuel avant-projet.
Raphaël Mahaim: J’estime qu’il y a un besoin de réforme. C’est toujours assez délicieux d’observer l’évolution du langage du Conseil fédéral. Pendant des années, le Conseil fédéral a martelé qu’il n’y avait aucune urgence d’agir en s’appuyant sur les normes législatives et professionnelles existantes. En réponse à diverses interventions parlementaires, ce dernier avait toujours souligné qu’il n’était pas nécessaire de créer un registre des ayants droit économiques ou de soumettre les avocats à des exigences plus strictes en matière de lutte contre le blanchiment d’argent.
Du jour au lendemain, ce même Conseil fédéral indique qu’il y a urgence d’agir… Un revirement pour le moins paradoxal. À mon sens, cela révèle surtout qu’il a fait usage de la langue de bois durant de longues années alors que le besoin d’agir était déjà visible de longue date. Ce changement de paradigme ne provient pas seulement de la pression des médias et de l’opinion publique mais aussi du constat du SFI et de l’Administration fédérale, qui se sont heurtés à une série d’obstacles dans la mise en œuvre des sanctions contre la Russie. Ces coups de frein ont porté atteinte à l’image de la Suisse au niveau international.
plaidoyer: L’Ordre des avocats genevois a ouvertement critiqué des imprécisions lors de la mise en œuvre des sanctions contre la Russie qui ont mis à mal le secret de l’avocat. Cet avant-projet ne relance-t-il pas le débat?
Raphaël Mahaim: Il existe assurément un point de tension entre le secret professionnel et les mesures de lutte contre le blanchiment d’argent. Cela ressort assez clairement de certaines dispositions de l’avant-projet. Ce champ de tension est notamment apparu au grand jour lors de la mise en œuvre de l’ordonnance sur l’Ukraine. Ce processus a révélé une zone grise que le Conseil fédéral, qui naviguait à vue, n’a pas su définir. Dans deux cas de figure bien connus, la situation juridique est claire: d’une part, le fait que l’avocat qui agit comme intermédiaire financier soit soumis à la LBA ne suscite pas de débat.
D’autre part, tout le monde s’accorde à dire que la défense pénale ou la représentation en justice d’un client est protégée par un secret professionnel absolu. Les incertitudes proviennent du manque de définition des prestations se situant entre ces deux extrémités, notamment dans le domaine du conseil. C’est l’un des mérites de cet avant-projet: cette zone grise est désormais circonscrite à l’article 13a de l’avant-projet de la loi sur les avocats (AP-LLCA).
plaidoyer: Les questions des praticiens étaient d’ailleurs très concrètes, à l’instar de l’avocat s’interrogeant sur le traitement du client russe souhaitant une évaluation des risques d’une action judiciaire en Suisse.
Raphaël Mahaim: La Suisse a malheureusement du retard par rapport à certains voisins qui ont déjà fait le travail de mieux délimiter cette zone grise. Sous l’angle de l’exigence constitutionnelle de la base légale et de la prévisibilité du droit, il est salutaire de définir ce qui tombe sous le coup des obligations de diligence et du dispositif de lutte contre le blanchiment et ce qui en est exclu. Et là je serai le premier à continuer à défendre que certaines activités typiques de l’avocat doivent en être exclues, sans quoi il n’y a plus de défense, plus d’accès à la justice.
Christophe Wilhelm: Effectivement, les activités typiques de l’avocat, soumises au secret professionnel absolu, et les activités d’intermédiation financière sont très clairement circonscrites. Cette zone grise a toujours existé et est bien comprise. Personnellement, j’estime que je n’exerce pas l’activité traditionnelle de l’avocat lorsque je conseille un client dans le cadre de la constitution d’une société. Il est donc indispensable de connaître son client, l’objectif de la société nouvellement créée et la provenance des fonds.
Cette tentative de définir cette zone grise ne me convainc pas. Le Tribunal fédéral a d’ores et déjà relevé que la constitution de sociétés n’entrait pas dans le champ de l’activité typique de l’avocat protégée par le secret professionnel. Aussi pourrait-on conclure que les activités qui ne sont pas décrites à l’art. 13a LLCA sont couvertes par le secret professionnel. L’avocat, qui n’est ni un délateur, ni un agent du fisc, sera poussé à formaliser systématiquement toutes ses activités pour éviter le reproche de violer ses nouvelles obligations. Il en découlera ainsi inévitablement une charge administrative supplémentaire importante.
plaidoyer: Les annonces au MROS ne devraient pas représenter une charge importante, puisqu’elles sont plutôt rares.
Christophe Wilhelm: L’annonce au MROS ne me fait pas peur en soi. Certains pourraient même être amenés à faire des annonces au MROS à titre préventif pour se prémunir d’une éventuelle responsabilité. C’est plutôt la présomption de culpabilité pesant sur les activités visées par la liste qui est dérangeante.
plaidoyer: Les avocats ne sont-ils pas aujourd’hui considérés comme des gatekeepers?
Christophe Wilhelm: Je n’en ai pas l’impression. Ce sont d’abord les flux financiers qui importent. Les banques, en leur qualité d’institutions financières régulées, jouent un rôle central en matière de lutte contre le blanchiment et auront accompli leur devoir, soit avant l’intervention de l’avocat, soit concomitamment. L’avocat est tenu de dénoncer les cas lorsqu’il se trouve face à des schémas particulièrement insolites entre différentes banques ou un client souhaitant effectuer une transaction avec de l’argent liquide. Il devra le faire sous peine de se rendre coupable de blanchiment d’argent (art. 305bis CP) ou de défaut de vigilance (art. 305ter CP). Les garde-fous existent d’ores et déjà.
Raphaël Mahaim: Le parallélisme avec le monde bancaire me rappelle les discussions sur la levée du secret bancaire et l’entraide internationale. Les milieux bancaires avançaient des arguments similaires et soulignaient avoir aussi mis en place des normes de compliance internes. Ces démarches devaient être saluées au même titre que, pour ce qui concerne les avocats, les améliorations apportées au code suisse de déontologie (CSD). La même crainte d’être mué en gendarme de la propreté financière était exprimée. Or, l’expérience a démontré que tel ne fut pas le cas. Les banques n’ont ni perdu en efficience, ni éprouvé de difficultés importantes.
Et, contrairement à ce que vous relevez, la liste de l’art. 13a AP-LLCA ne présume pas de la culpabilité des prestataires. Cette disposition traite de l’assujettissement à un dispositif et met en lumière des activités à risque. En principe, la transaction ne sera pas problématique. Il faut toutefois admettre que certains avocats ont facilité des activités de blanchiment ou contourné les sanctions par le biais des transactions visées et c’est ce type de risques qui justifient la révision. Quant au secret professionnel, il s’agit là de faire preuve d’honnêteté et de transparence, ces cas étant déjà dénoncés au MROS par les avocats diligents.
Vu la pratique existante, cristallisée par la jurisprudence du Tribunal fédéral, la réforme sera en réalité indolore pour les avocats qui pratiquent leur métier avec diligence. On ne saurait prétendre qu’on fait déjà le nécessaire et se plaindre dans le même temps que ces mesures risquent de générer un travail administratif supplémentaire. Si les mesures vont réellement plus loin, on ne saurait à l’inverse prétendre que l’on en fait déjà assez.
Ces éclaircissements législatifs vont apporter des précisions bienvenues et nécessaires vu les risques évoqués. Il est par ailleurs juste de relever que les banques ont une grande responsabilité, mais l’avocat est aussi un maillon de la chaîne. Fréquemment, l’avocat pourra s’adosser au banquier qui porte la responsabilité de l’arrière-fond économique de la transaction. Il peut toutefois arriver qu’il soit le seul gatekeeper. D’où la nécessité de disposer d’un cadre clair.
Christophe Wilhelm: Nous ne sommes plus à l’ère des Panama Papers! Certes, il est connu que certains membres de la profession ont dépassé les limites de l’acceptable à l’époque. Ce n’est plus le cas aujourd’hui: le cadre a été posé et est largement admis. Cette liste comporte une série de défauts. Par exemple, les activités de gestion à titre fiduciaire, comme la représentation d’un actionnaire, devraient y figurer. A contrario, certaines activités, à l’instar de la rédaction de statuts ou la participation à l’administration d’une SA sans mandat de représentation, n’ont pas leur place dans ce catalogue.
plaidoyer: Que dire de l’omission des activités des notaires, qui seraient limitées, selon le rapport, aux transactions immobilières?
Christophe Wilhelm: Effectivement, il faut viser tout le monde. Un des points positifs de cet avant-projet est d’impliquer tant les conseillers que les avocats. Il est clair que les notaires doivent être intégrés au même titre, puisque certains acteurs pourraient être tentés de s’engouffrer dans la brèche.
plaidoyer: Le registre des ayants droit économiques, outre son rôle pour l’Administration fédérale, pourrait-il aussi être utile à la profession en tant que source d’information?
Christophe Wilhelm: L’avocat peut disposer de ces informations par un autre biais. Le conseil d’administration de la SA doit tenir un registre des actionnaires et indiquer les ayants droit économiques. L’avocat qui ne reçoit pas d’informations après avoir demandé d’accéder audit registre devrait être sur ses gardes et refuser le mandat. L’idée d’un registre centralisé s’applique parallèlement aux dispositions du droit de la société anonyme. Actuellement, diverses mesures ont été mises en œuvre pour rendre la SA plus transparente, comme la mention obligatoire des ayants droit économiques dans le registre des actionnaires ou la suppression de l’action au porteur.
plaidoyer: Les médias et les organisations non gouvernementales (ONG) devraient-ils avoir accès au registre des ayants droit économiques?
Christophe Wilhelm: Non, je n’en vois pas la nécessité. D’autant plus que l’arsenal législatif existant, déjà efficace, pourrait être renforcé par les mesures prévues dans l’avant-projet. Les médias et les ONG sont utiles si l’État et les acteurs économiques ne remplissent pas leurs rôles.
Raphaël Mahaim: Au contraire, les médias et les ONG conservent un rôle de contre-pouvoir. L’État, même s’il dispose d’instruments efficaces, n’est pas infaillible. On ne saurait faire fi du facteur humain. Tel que le relève justement la Cour européenne des droits de l’homme, la presse tient le rôle fondamental de «chien de garde» de la démocratie. Je suis favorable à l’idée de ce registre en tant que mesures de lutte indispensables contre les sociétés écrans, créées à des fins de dissimulation du produit d’infractions illicites ou de contournement des sanctions.
Le projet prévoit qu’en principe, les médias et les ONG doivent déposer une demande fondée sur la loi sur la transparence. À mon avis, ce registre devrait être accessible sur le principe avec certaines exceptions. La protection de la sphère privée ne peut pas être évacuée d’un revers de la main.
plaidoyer: Le Conseil fédéral est allé au-delà des exigences du GAFI avec ce registre des ayants droit. Va-t-il trop loin?
Christophe Wilhelm: Oui, et alors que ce n’est pas un critère absolu.
Raphaël Mahaim: Au regard de l’historique parlementaire, nous avons assisté à un revirement à 180 degrés et nous verrons ce qu’il ressort des travaux parlementaires. Il était erroné de considérer qu’il n’y avait pas de problème. Le GAFI a laissé une large marge de manœuvre aux États mais la position actuelle de la Suisse est de bon augure. D’abord en matière d’image, puis pour rattraper son retard.
Christophe Wilhelm: J’ai des doutes sur les effets positifs d’un renforcement réglementaire pour l’image de la Suisse. Notre isolement ne joue pas en notre faveur et notre gouvernement peine à expliquer les avancées législatives pour lutter contre le blanchiment et la criminalité.
plaidoyer: Le fait que les organismes d’autorégulation ne puissent prononcer que des sanctions administratives alors que le prononcé de sanctions pénales (amendes) est délégué à l’Administration fédérale ne vous choque-t-il pas?
Christophe Wilhelm: Il est dommage que la Suisse ne parvienne pas à expliquer et à faire comprendre au GAFI que le système d’autorégulation de la branche est parfaitement fonctionnel. Cette défiance par rapport à l’efficience de l’autorégulation est symptomatique d’un fossé culturel portant sur l’incompréhension du système corporatif suisse.
Raphaël Mahaim: Votre question concerne une ambivalence relative. Cette dichotomie est présente en droit administratif et en droit pénal administratif dans de nombreux domaines. Ce traitement différencié n’est pas étranger au système suisse. À titre d’exemple, le médecin pourra être sanctionné par la FMH et poursuivi pénalement.
plaidoyer: Ce projet parvient-il à régler la problématique du secret de l’avocat?
Raphaël Mahaim: L’article 13b, qui traite de l’obligation de communiquer, démontre que le point de tension entre le secret bancaire et la lutte contre le blanchiment n’est pas entièrement réglé. Selon l’alinéa 2, l’avocat peut se départir de cette obligation si les informations sont couvertes par le secret professionnel. Or, cette astuce législative risque surtout de générer des questions sempiternelles. La formulation de cette disposition est très emblématique du champ de tension qui subsistera de toute façon…
Christophe Wilhelm: Je trouve cette manœuvre maladroite et je ne vois pas bien quel secret l’avocat pourrait invoquer lorsqu’il effectue une transaction financière. C’est absurde.
plaidoyer: La délégation au Conseil fédéral est particulièrement critiquée par la FSA. Quel est votre avis?
Raphaël Mahaim: Effectivement, la problématique provient de la délégation accordée au Conseil fédéral pour régler le devoir de diligence et le principe KYC1. Je pense que la FSA s’inquiète à juste titre. Un risque subsiste, puisque l’administration pourrait rédiger une ordonnance complexe et difficilement applicable. Il serait préférable qu’elle soit élaborée conjointement avec les associations professionnelles.
Raphaël Mahaim
Avocat, Docteur en droit, Conseiller national (Les Verts)
Christophe Wilhelm
Avocat, Docteur en droit, Chargé de cours en droit commercial à l’Université de Neuchâtel
La Suisse emboîte le pas à l’UE
L’AP-LTPM ainsi que les modifications envisagées de la LBA et la LLCA ont pour objectif d’accroître la transparence des personnes morales et le mécanisme d’identification des bénéficiaires par la création d’un registre central. Selon l’art. 28 AP-LTPM, les autorités fédérales et les commissions cantonales de surveillance des avocats, notamment, auront accès au registre. Les avocats pourront y accéder «dans la mesure où les données sont nécessaires à l’accomplissement des obligations de diligence prévues par la LBA ou la LLCA».
Point central de la réforme, certaines activités des avocats seront soumises à des obligations de diligence renforcées. À cette fin, un catalogue prévu dans la LBA et la LLCA étendra le champ d’application de ces obligations à certaines prestations comme la création de société ou la vente et l’achat d’immeubles. Cette réforme se déroule alors que l’Union européenne prévoit d’améliorer le mécanisme de lutte contre le blanchiment. Le Parlement européen étudie actuellement un paquet législatif prévoyant un registre central des bénéficiaires effectifs accessible aux journalistes et à la société civile ou encore la création d’une Autorité européenne de lutte contre le blanchiment d’argent.