1. Envoi
Les œuvres de Franz Kafka font partie des plus citées lorsqu’il est question du rapport au pouvoir. À un certain pouvoir. À ce pouvoir indéterminé, diffus, inaccessible, qui se défile, refuse d’apparaître là où les justiciables, eux, ont l’obligation de comparaître et s’y plient. Lire Le Procès, Le Château, La Colonie pénitentiaire, c’est faire, directement ou indirectement, l’expérience angoissante de se retrouver être le jouet, dans un monde opaque, de forces supérieures aussi mystérieuses qu’arbitraires dont le fonctionnement nous échappe mais vouées à broyer.
On n’est plus sujet de droits, on n’est plus rien quand aucun juge n’est saisissable. Cette impression est si vive qu’elle a donné naissance, phénomène rare en langue française, à la création d’un adjectif: kafkaïen. On ne sait au fond s’il faut s’en réjouir dès lors qu’il peut effectivement rendre compte d’une pareille réalité.
Combien de détenus désespèrent de vivre une situation précisément kafkaïenne. C’est tout particulièrement le cas de ceux qui ont été condamnés à une mesure thérapeutique institutionnelle au sens de l’art. 59 du code pénal suisse (CP), le «petit internement» comme on l’appelle en prison. Cette privation de liberté, prétendument justifiée par l’apport de soins mais généralement exécutée en prison, a ceci de pernicieux d’être limitée à cinq ans maximum tout en pouvant être prolongée indéfiniment. On sait quand on y entre, on ne sait jamais quand on en sort.
Ces «petits» internés ne devraient rien avoir à craindre. Ils ont des droits fondamentaux. Nous sommes quand même en Suisse, dans un État de droit soumis au droit international. Rien n’est plus naïf, au mieux. Dans une société échauffée par le populisme pénal et toujours plus réfractaire au moindre risque parce que obsédée par le «danger» que représentent les criminels, la prévention de la récidive devient la boussole de la répression. Pourtant, personne ne connaît l’avenir, malgré les promesses d’une certaine psychiatrie légale.
La réalité des chiffres est glaçante. On assiste à une explosion des prononcés de pareilles mesures. De 13 cas en 1984, on est passé à 713 en 2022. Le taux de libération conditionnelle est, lui, de l’ordre de 11% contre 73% pour les peines. Faute d’établissement approprié, la majorité des condamnés exécutent la mesure non pas dans un établissement spécialisé mais en milieu carcéral. Cette situation préoccupe tout particulièrement le Comité anti-torture du Conseil de l’Europe, comme cela ressort de son rapport du 8 juin 2022. L’avenir de ces condamnés est ainsi sombre, d’emblée.
La Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH) a déjà dû à plusieurs reprises tirer la sonnette d’alarme. Encore récemment, dans l’arrêt I. L. c. Suisse du 20 février 2024, elle a, à l’unanimité, constaté une violation des art. 3 et 5 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). L’affaire concernait notamment l’irrégularité de la détention du requérant dans le cadre d’une mesure thérapeutique institutionnelle.
L’exécution des peines et mesures relève des cantons. Dans le canton de Vaud, l’augmentation du nombre de mesures couplée au manque de structures adéquates provoque à l’évidence des atteintes aux droits fondamentaux. Pourtant, il est impossible de le faire constater par le juge d’application des peines. Selon la jurisprudence cantonale validée par le Tribunal fédéral, le détenu pourrait tout au plus entreprendre une action en cessation de l’atteinte, par exemple auprès de la direction de la prison, à l’exclusion de tout constat en parallèle. Cela est contraire à la CEDH. À nouveau, la situation de ceux astreints à un traitement thérapeutique institutionnel est un exemple du dysfonctionnement.
2. L’affaire Joseph K.
Pour cerner la problématique, nous ferons appel à la situation de Joseph K. Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé n’est pas purement fortuite. Hormis le nom d’emprunt, la problématique est directement tirée d’un cas ayant été porté à la connaissance du Tribunal fédéral.
En résumé, on relève ce qui suit:
• Ressortissant serbe né en Allemagne en 1994, Joseph K. présente une surdité sévère depuis la naissance.
• Sa famille a été expulsée en 2002 d’Allemagne et a émigré en Suisse en 2003.
• Un important retard de développement et des difficultés non négligeables de communication ont été observés, de sorte qu’une rente AI lui a été allouée et une curatelle de portée générale mise en place.
• Le 23 janvier 2019, Joseph K. a été définitivement condamné à une peine privative de liberté de cinq ans et à une mesure thérapeutique institutionnelle, après avoir passé 1046 jours en détention avant jugement.
• Dans les deux expertises mises en œuvre durant la procédure pénale, les psychiatres ont exclu l’exécution d’une mesure thérapeutique institutionnelle dans un milieu carcéral.
• Le 4 juillet 2019, l’autorité d’exécution a ordonné le placement institutionnel au sein d’une prison cantonale.
• Le 8 juillet 2019, le juge d’application des peines a été saisi par l’autorité d’exécution dans le cadre de l’examen périodique de libération conditionnelle.
• Durant cette procédure, Joseph K. a sollicité le constat que les conditions de privation de liberté ne remplissaient pas les exigences légales, mettant en avant en particulier le manque d’encadrement, des difficultés de communication dues à sa surdité sévère, qu’il ne s’exprimait qu’en langue des signes, l’inadéquation du lieu d’exécution de la mesure, le retard pris à mettre en place des sorties et l’absence de tout projet de formation.
• Le 18 février 2022, le juge d’application des peines a déclaré la demande de constat irrecevable.
Entre le moment où le juge d’application des peines a été saisi et le rejet de la demande de constat pour incompétence, il s’est écoulé 956 jours, soit deux ans, sept mois et dix jours. L’autorité de recours a rejeté le recours de Joseph K. Il a saisi le Tribunal fédéral.
3. Les obligations de l’État…
Avant d’examiner l’arrêt du Tribunal fédéral, il faut rappeler que la CEDH prévoit un certain nombre d’obligations pour les États. C’est en particulier le cas pour les détenus souffrant d’atteinte à leur santé mentale. Cette exigence peut s’examiner à la lumière de deux dispositions.
3.1 … au sens de l’art. 3 CEDH
L’art. 3 CEDH interdit de soumettre une personne à la torture, à des peines ou traitements inhumains ou dégradants.
En ce qui concerne le traitement des détenus souffrant de troubles mentaux, la Cour a toujours affirmé que l’art. 3 CEDH exige que les États veillent à ce que la santé et le bien-être des intéressés soient assurés de manière adéquate, notamment par l’administration des soins médicaux requis.
Le manque de soins médicaux appropriés pour des personnes privées de liberté peut ainsi engager la responsabilité d’un État au regard de l’art. 3 CEDH. Les obligations découlant de l’art. 3 CEDH peuvent aller jusqu’à imposer à l’État de transférer des détenus (notamment des détenus souffrant de pathologies mentales) vers des établissements adaptés afin qu’ils puissent bénéficier des soins appropriés.
3.2 … au sens de l’art. 5 CEDH
En vertu de l’art. 5 § 1 let. e CEDH, toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf s’il s’agit de la détention régulière d’un «aliéné».
En principe, la «détention» d’une personne en tant que malade mental ne sera «régulière» au regard de l’art. 5 § 1 CEDH que si elle se déroule dans un hôpital, une clinique ou un autre établissement approprié. La CourEDH a cependant admis que le seul fait qu’un intéressé ne soit pas intégré dans un établissement approprié n’avait pas pour effet automatique de rendre sa détention irrégulière au regard de l’art. 5 § 1 CEDH. Un équilibre raisonnable devait être ménagé entre les intérêts opposés en cause, étant entendu qu’un poids particulier devait être accordé au droit à la liberté.
4. Le contrôle…
La consécration de droits fondamentaux suppose qu’il existe un contrôle. Trois dispositions concrétisent ce contrôle. Ce dernier doit en particulier être «effectif».
4.1 … au sens de l’art. 3 CEDH
Lorsqu’un individu soutient de manière défendable avoir subi, aux mains d’agents de l’État, un traitement contraire à l’art. 3 CEDH, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’art. 1 CEDH de «reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis […] [dans la] Convention», requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective.
L’art. 3 CEDH exige que l’enquête soit conduite avec célérité et avec une diligence raisonnable. S’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur des allégations de mauvais traitements peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux.
4.2 … au sens de l’art. 5 CEDH
Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale (art. 5 § 4 CEDH).
L’art. 5 § 4 CEDH revient en jeu aussi lorsque de nouvelles questions touchant la légalité de la détention se posent postérieurement à une condamnation.
En garantissant aux détenus un recours pour contester la régularité de leur incarcération, l’art. 5 § 4 CEDH consacre aussi le droit pour eux, à la suite de l’institution d’une telle procédure, d’obtenir à bref délai une décision judiciaire concernant la régularité de leur détention et mettant fin à celle-ci si elle se révèle illégale.
4.3 … au sens de l’art. 13 CEDH
Conformément à l’art. 13 CEDH, toute personne dont les droits et libertés reconnus dans cette convention ont été violés a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles.
Le terme «effectif» signifie que le recours doit être approprié (adéquat) et accessible, répondant lui-même à l’obligation de célérité.
5. Les remèdes…
À nouveau, ce sont ces trois dernières dispositions qui consacrent deux remèdes à une violation.
5.1 … au sens de l’art. 3 CEDH
Pour qu’un système de protection des droits des détenus garantis par l’art. 3 CEDH soit effectif, les remèdes «préventifs» et «compensatoires» doivent coexister de façon complémentaire.
Ainsi, lorsqu’un requérant est détenu dans des conditions contraires à l’art. 3 CEDH, le meilleur redressement possible est la cessation rapide de la violation du droit à ne pas subir des traitements inhumains et dégradants. Les recours préventifs doivent permettre aux détenus d’obtenir un examen rapide et effectif de leurs plaintes par une autorité ou un tribunal indépendant habilité à ordonner des mesures de redressement.
De plus, toute personne ayant subi une détention portant atteinte à sa dignité doit pouvoir obtenir une réparation pour la violation subie.
5.2 … au sens de l’art. 5 CEDH
L’art. 5 § 4 CEDH consacre le droit des personnes arrêtées ou détenues à obtenir «à bref délai» une décision judiciaire sur la régularité de leur détention et mettant fin à leur privation de liberté si elle se révèle illégale. C’est ici le remède préventif.
Toute personne victime d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation (art. 5 § 5 CEDH). Le droit à réparation est principalement de nature pécuniaire. Il ne confère aucun droit à obtenir l’élargissement du détenu, cette question étant régie par l’art. 5 § 4 CEDH. C’est le remède compensatoire. Du reste, lorsqu’elles sont saisies d’une demande de réparation de ce type, les autorités nationales sont tenues d’interpréter et d’appliquer le droit interne dans l’esprit de l’art. 5 CEDH, sans formalisme excessif.
5.3 … au sens de l’art. 13 CEDH
La portée ou l’étendue du champ d’action de l’obligation découlant de l’art. 13 CEDH varie en fonction de la nature du grief que le requérant fonde sur la Convention ou de la nature du droit invoqué au regard de la Convention.
La CourEDH adopte une approche plus stricte de la notion de recours «effectif» dans les cas de figure suivants:
• Lorsqu’un droit d’une importance aussi fondamentale que l’interdiction de la torture ou des traitements inhumains ou dégradants (art. 3 CEDH) est en jeu.
• Il en va de même lorsque le droit à une arrestation ou détention régulière (art. 5 CEDH) a été violé.
6. L’autorité compétente…
Pour que le contrôle soit effectif, une autorité particulière doit naturellement être compétente pour ce faire, peu importe la disposition en question.
6.1 … au sens de l’art. 3 CEDH
Pour qu’une enquête puisse passer pour effective, il faut que les institutions et les personnes qui en sont chargées soient indépendantes des personnes qu’elle vise. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance concrète.
À cet égard, les exigences applicables nécessitent un examen concret de l’indépendance de l’enquête dans son ensemble, et non pas une évaluation abstraite. De plus, elles ne requièrent pas que les personnes et organes chargés de l’enquête disposent d’une indépendance absolue mais plutôt qu’ils soient suffisamment indépendants des personnes et des structures dont la responsabilité est susceptible d’être engagée. Le caractère suffisant du degré d’indépendance s’apprécie donc au regard de l’ensemble des circonstances, nécessairement particulières, de chaque espèce.
6.2 … au sens de l’art. 5 CEDH
Le contrôle judiciaire des ingérences de l’exécutif dans le droit individuel à la liberté constitue un élément essentiel de la garantie de l’art. 5 § 3 CEDH. Il va de pair avec la prééminence du droit, l’un des «principes fondamentaux» d’une «société démocratique», auquel «se réfère expressément le préambule de la Convention» et «dont s’inspire la Convention tout entière».
La première de ces conditions est l’indépendance à l’égard de l’exécutif et des parties. Elle n’exclut pas toute subordination à d’autres juges ou magistrats pourvu qu’ils jouissent eux-mêmes d’une indépendance analogue.
6.3 … au sens de l’art. 13 CEDH
Selon les Travaux préparatoires de la Convention européenne des droits de l’homme, l’instance nationale devant laquelle le recours est effectif peut être un organe juridictionnel ou non juridictionnel.
L’organe de contrôle ne pourrait être un organe politique auteur des consignes incriminées au risque d’être juge et partie. Tel serait le cas du ministre de l’Intérieur, qui ne saurait passer pour avoir un point de vue assez indépendant au regard de l’art. 13 CEDH, si l’on contestait devant lui la régularité d’une instruction ou d’une directive sur laquelle se fonde une mesure de contrôle de la correspondance d’un détenu, alors qu’il était auteur des consignes incriminées.
Les recours peuvent ne pas être efficaces dès lors qu’il existe des doutes quant à savoir si les juridictions civiles, pénales, administratives ou autres tribunaux ont compétence pour juger d’une plainte et en l’absence d’un mécanisme effectif et rapide pour résoudre cette incertitude.
D’après la jurisprudence de la CourEDH, un système dans lequel une plainte doit d’abord être déposée auprès de l’administration pénitentiaire puis, le cas échéant, auprès d’un juge de l’application des peines, offre un recours effectif . Il faut néanmoins relever que le système avait été mis en place dans un projet législatif et devait pallier un grave dysfonctionnement du système pénitentiaire hongrois. Le directeur de la prison disposait alors de différentes compétences, comme d’ordonner le transfert d’un détenu ou d’octroyer une indemnité en cas de violation d’un droit fondamental.
7. Le droit pénal vaudois
Aux termes de l’art. 11 al. 3 de la loi vaudoise sur l’exécution des condamnations pénales (LEP), «le juge d’application des peines est le garant de la légalité de l’exécution des condamnations pénales». On s’attendrait à ce que ce juge soit compétent pour se prononcer sur les conditions de détention de Joseph K. Selon la jurisprudence mentionnée ci-dessous, il n’en est rien.
Dans l’arrêt du Tribunal fédéral, il est d’abord fait mention que, selon la jurisprudence, lorsqu’une irrégularité constitutive d’une violation d’une garantie conventionnelle ou constitutionnelle a entaché la procédure relative à la détention provisoire, celle-ci peut être réparée par une décision de constatation. Une telle décision vaut notamment lorsque les conditions de détention provisoire illicites sont invoquées devant le juge de la détention.
Le même principe s’applique, mutatis mutandis, en matière de traitement institutionnel en milieu fermé. Cependant, les conclusions en constatation de droit ne sont recevables que lorsque des conclusions condamnatoires ou formatrices sont exclues. Sauf situations particulières, les conclusions constatatoires ont donc un caractère subsidiaire.
Ce principe est cependant tempéré par le droit, déduit de l’art. 13 CEDH, qu’ont les personnes qui se prétendent victimes de traitements prohibés au sens des art. 10 al. 3 Cst. et 3 CEDH de bénéficier d’une enquête prompte et impartiale devant aboutir, s’il y a lieu, à la condamnation pénale des responsables. Il est, par exemple, admis que l’autorité chargée du contrôle de la détention, si elle est saisie d’allégations de mauvais traitements au sens de l’art. 3 CEDH, se doit de vérifier si la détention a lieu dans des conditions acceptables; dans de telles situations, il faut assurer immédiatement une enquête prompte et sérieuse. Il existe également un intérêt à faire constater immédiatement de telles violations lorsque l’occasion de requérir devant le juge du fond une réduction de peine ou éventuellement une indemnisation est éloignée.
Pourtant, dans le cas de Joseph K., l’incompétence du juge d’application des peines actée par les juridictions cantonales passe la rampe auprès du Tribunal fédéral. Celles-ci ont retenu que l’art. 11 al. 3 LEP ne peut pas être compris comme ouvrant une voie générale d’action, parallèlement aux autres voies de droit prévues par la LEP ou par les règlements fondés sur elle. Le juge d’application des peines ne peut être saisi que s’il n’existe pas d’autre voie pour faire contrôler la légalité de l’exécution de la peine.
Or, à cet égard, il existerait une voie administrative, soit une voie de droit ouverte auprès de la direction de l’établissement, dont la décision pouvait être contestée par un recours au Service pénitentiaire puis auprès de la Chambre des recours pénale. Ce système constituerait un recours effectif au sens de l’art. 13 CEDH. Cette interprétation découle notamment de l’existence des art. 98 et 99 du Règlement sur le statut des personnes condamnées exécutant une peine privative de liberté ou une mesure (RSPC) permettant aux personnes condamnées d’adresser en tout temps des requêtes écrites à la direction de l’établissement dans lequel elles sont placées. Ainsi, Joseph K. est invité à saisir la direction de la prison s’il entend se plaindre de ses conditions de détention.
8. Discussion
Le détenu a des droits fondamentaux. Il ne doit pas être soumis à un traitement inhumain ou dégradant. Sa détention doit être en outre régulière. À défaut, il a le droit de pouvoir le faire constater. Ces principes paraissent évidents.
Selon les juges vaudois, le juge d’application des peines n’est pas compétent pour statuer sur une demande en constatation des conditions illicites de détention. Il ne l’est pas car il appartient au détenu de saisir la direction de la prison pour obtenir des autorités administratives les conditions auxquelles il prétend. Pour le Tribunal fédéral, il n’y a rien à opposer à ce mécanisme.
Et pourtant, cette appréciation ne résiste pas à l’examen.
D’abord, à lire et relire l’art. 11 al. 3 LEP, on cherche en vain ce qui justifierait de s’écarter d’une interprétation littérale qui s’applique en premier lieu. Le juge d’application des peines est le garant de la légalité de l’exécution des condamnations pénale. Qu’est-ce qui n’est pas clair? On est déjà aux portes de l’absurde.
Par ailleurs, le mécanisme doit comprendre des remèdes préventifs et compensatoires qui s’articulent de manière complémentaire. Il n’y a pas de rapport d’exclusion. Si la saisine de la direction de la prison peut être, selon la problématique, un moyen pour remédier préventivement à la violation alléguée, celle-ci ne saurait être une autorité susceptible de réparer le tort causé. En tout état de cause, la direction de la prison n’est une autorité ni indépendante, ni judiciaire.
Quant à l’intervention de l’autorité judiciaire en dernière instance cantonale, elle ne surviendra qu’à la suite de l’épuisement de la voie de recours hiérarchique, ce qui rallonge excessivement la procédure au regard du principe de célérité. Surtout, la direction de la prison ne dispose possiblement même pas de la compétence pour remédier préventivement à la situation. Tel est particulièrement le cas en lorsqu’il est question d’un transfert dans un autre établissement, par exemple dans un établissement spécialisé. Cette compétence appartient en effet à l’Office d’exécution des peines.
Enfin et surtout, la direction de la prison n’a de par la loi pas la compétence de constater l’illicéité des conditions de détention, encore moins d’indemniser le détenu. La LEP ne la lui attribue en tout cas pas. Aussi, on est dans l’oppression en déclarant le juge d’application des peines incompétent pour examiner la conclusion de Joseph K. en constat d’une violation à raison du passé.
La situation est proprement kafkaïenne. C’est d’autant plus que Joseph K. saisira la direction de la prison d’une conclusion en constat d’irrégularité ensuite de l’arrêt du Tribunal fédéral. Celle-ci déclinera sa compétence, ce qui sera confirmé par les deux autorités de recours. Motif: encore et toujours l’existence d’une action préventive. Ainsi, en l’état, le droit cantonal de l’exécution des sanctions ne prévoirait aucun mécanisme compensatoire.
La reconnaissance d’une telle compétence n’aurait pourtant rien d’original. En droit valaisan, une disposition est expressément consacrée au traitement contraire à la dignité humaine en détention à l’art. 86a de l’ordonnance sur les droits et les devoirs de la personne détenue. Le détenu peut saisir le tribunal de l’application des peines et mesures pour faire constater qu’un traitement inhumain ou dégradant est infligé ou a été subi durant la détention (al. 1). Le tribunal procède à une enquête prompte et impartiale si le détenu fait valoir des allégations vraisemblables de traitement prohibé (al. 2).
La décision du tribunal est sujette à recours auprès d’un juge du Tribunal cantonal. Les articles 379 à 397 CPP s’appliquent par analogie. Le tribunal l’a d’ailleurs déjà fait, constat qui, à une occasion au moins, a été confirmé par l’autorité de recours.
9. Conclusion
«Lorsque Gregor Samsa s’éveilla le matin au sortir de rêves agités, il se retrouva dans son lit changé en un énorme cancrelat». La Métamorphose de Kafka ressort assurément du registre de l’absurde dès l’incipit. C’est l’histoire d’un avant et d’un après la transformation. Il s’ensuit l’oppression d’un seul par tous. Privé de sa condition humaine, le personnage principal est condamné et isolé, son sort étant entre les mains de ceux chez qui il suscite la peur, sans aucune instance auprès de laquelle s’en plaindre.
Le lecteur ne peut rester insensible à cette situation, même s’il faut se méfier de Kafka. C’est le résultat de la confrontation, au fil de la narration, avec l’intériorité de celui qui se retrouve dans une telle situation. La littérature a cette vertu là où la lecture de jugements ou d’arrêts est inopérante, ce qui justifie l’étude de la littérature durant les études de droit.
C’est assurément la condition de Joseph K. que celle d’être devenu un cafard. L’avoir privé de tout remède compensatoire rapide, c’est le priver du contrôle effectif de la légalité de sa détention, donc de sa qualité d’être humain. Outre les principes de droit, l’empathie commande, sinon une révision du droit vaudois, du moins une autre interprétation pour exclure la souffrance découlant de l’interprétation en l’état soutenue. Dès lors, il est aussi indispensable qu’urgent de consacrer la compétence du juge d’application des peines de constater une violation d’un droit fondamental dans le cadre de l’exécution d’une sanction. ❙
Notes de bas de page voir PDF.