1. Introduction
Petite bombe dans le paysage (juridique et médiatique) helvétique le 20 février dernier: la Suisse est condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour violation de l’art. 8 CEDH en raison d’un traitement discriminatoire (profilage racial) durant un contrôle d’identité en gare de Zurich.
Un autre arrêt, zurichois toujours, avait déjà été rendu le 19 décembre 2023, en provoquant toutefois moins de réactions: la Suisse avait été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour violation de l’art. 5 CEDH en raison d’un contrôle d’identité, avec une privation de liberté durant six heures, qui avait été jugé trop long.
Se pose maintenant la question de la suite à donner à ces arrêts, qui rappellent que le contrôle d’identité, qui est peu encadré par le législateur, n’est pas un no man’s land pour les droits fondamentaux.
Nous allons dès lors nous atteler à présenter les règles actuelles sur le contrôle d’identité en droit suisse, avant de brièvement exposer les enseignements à tirer de ces deux arrêts. Nous examinerons ensuite la situation de lege lata et de lege ferenda.
2. Le contrôle d’identité: du droit policier
Selon la doctrine, le «contrôle d’identité peut être défini comme la demande faite par un agent de la force publique à un particulier d’avoir à prouver son identité».
Il ne s’agit ainsi pas d’un acte de police judiciaire soumis au CPP. Le contrôle d’identité intervient en effet hors du cadre de la poursuite proprement dite d’une infraction. Il ne relève dès lors pas de la procédure pénale (art. 1 CPP), mais du droit policier, qui est de la compétence des cantons (art. 57 Cst. et 123 Cst. a contrario).
À cet égard, le droit cantonal est très large sur le contrôle d’identité. Il contient notamment les normes suivantes:
• Berne: «La Police cantonale peut appréhender une personne, en contrôler l’identité et établir si elle, des animaux, son véhicule ou d’autres choses se trouvant en sa possession sont recherchés, pour autant que cela soit nécessaire à l’accomplissement de ses tâches légales» (art. 73 LPol/BE) et «La personne appréhendée doit, sur demande, décliner son identité, présenter les papiers d’identité et autorisations qu’elle a sur elle, montrer les choses en sa possession et ouvrir à cet effet véhicules et contenants» (art. 74 al. 1 LPol/BE).
• Fribourg: «La police peut, lorsque l’accomplissement de ses tâches l’exige, notamment pour écarter un danger menaçant la sécurité et l’ordre publics, appréhender une personne, en contrôler l’identité et établir si cette personne ou le véhicule ou d’autres objets se trouvant en sa possession sont recherchés» (art. 32 LPol/FR).
• Genève: «Les membres autorisés du personnel de la police ont le droit d’exiger de toute personne qu’ils interpellent dans l’exercice de leur fonction qu’elle justifie de son identité» (art. 47 al. 1 LPol/GE).
• Neuchâtel: «Les agents de la police neuchâteloise ont le droit d’exiger de toute personne qu’ils interpellent dans l’exercice de leurs fonctions qu’elle justifie son identité. Le contrôle d’identité doit être effectué pour des raisons objectives et sérieuses» (art. 47 al. 1 et 2 LPol/NE).
• Vaud: «Les fonctionnaires de police ont le droit de se faire présenter les papiers d’identité de toute personne qu’ils interpellent dans l’intérêt de leur service» (art. 20 al. 1 LPol/VD).
• Zurich: «Wenn es zur Erfüllung ihrer Aufgaben notwendig ist, darf die Polizei eine Person anhalten, deren Identität feststellen und abklären, ob nach ihr oder nach Fahrzeugen, anderen Gegenständen oder Tieren, die sie bei sich hat, gefahndet wird» (art. 21 al. 1 PolG/ZH).
Force est de constater que ces normes sont particulièrement larges et ne posent guère de limites à l’action policière. Le Tribunal fédéral admet même parfois dans sa jurisprudence des contrôles d’identité systématiques, par exemple en matière de lutte contre la violence sportive.
Tout au plus, dans l’ATF 109 Ia 146, le Tribunal fédéral avait posé la condition du besoin d’objectivité du contrôle: «De même, les organes de police ne sont pas habilités à interpeller sans raison aucune et dans quelque circonstance que ce soit n’importe quel quidam déambulant sur la voie publique ou séjournant dans un établissement public.
Une interpellation verbale, avec demande de renseignements personnels ou d’exhibition de papiers de légitimation, ne doit pas avoir un caractère vexatoire ou tracassier, ni obéir à un sentiment de curiosité gratuite; il ne serait par exemple pas admissible que certains citoyens, au comportement correct, soient systématiquement et régulièrement soumis au contrôle policier sous des prétextes futiles ou d’ordre purement subjectif.
L’interpellation de police doit répondre à des raisons objectives minimales, telles l’existence d’une situation troublée, la présence de l’intéressé dans le voisinage de lieux où vient de se commettre une infraction, sa ressemblance avec une personne recherchée, son insertion dans un groupe d’individus dont il y a lieu de penser, à partir d’indices si faibles soient-ils, que l’un ou l’autre se trouverait dans une situation illégale impliquant une intervention policière.
Dans le cadre du contrôle abstrait des normes qui lui incombe, le Tribunal fédéral n’a pas à envisager tous les cas concrets qui pourraient se présenter; il lui suffit de dire que si le citoyen doit obtempérer à une simple interpellation de police dont il ne perçoit pas immédiatement les motifs, il n’en est pas pour autant livré à l’arbitraire et au pouvoir discrétionnaire de celle-ci.
Quant au principe de la proportionnalité, il exige des fonctionnaires de police qu’ils fassent preuve d’égards et de courtoisie à l’endroit des personnes interpellées, provoquent chez elles le moins de gêne possible vis-à-vis du public environnant, ne leur posent pas des questions indiscrètes superflues et ne les soumettent pas à des vexations. Les mesures de contrôle ne doivent en aucun cas aller au-delà de ce qui est indispensable à la vérification d’identité».
Ces normes, ainsi que la jurisprudence du Tribunal fédéral, laisse une très grande marge de manœuvre aux autorités policières pour procéder à des contrôles d’identité.
3. Les condamnations de la Suisse
Ces règles ont conduit, coup sur coup, la CourEDH à condamner la Suisse à deux reprises.
Premièrement dans l’ACEDH Arnold et Marthaler, la Cour a jugé qu’un contrôle d’identité de plus de six heures n’était pas admissible au regard des exigences de l’art. 5 CEDH: «Dans la présente affaire, la Cour est amenée à examiner si la détention subie par les requérants servait effectivement à empêcher ceux-ci de commettre des infractions concrètes et déterminées. À cet égard, le caractère concret et déterminé de la commission de l’infraction, notamment au regard du lieu, du moment où elle serait commise et des victimes potentielles, n’a pas été établi par les tribunaux internes en l’espèce.
Par ailleurs, le Gouvernement affirme que personne ne se trouvait par hasard sur la place concernée le 1er mai 2011 à 15 heures. À cet égard, il se fonde notamment sur les violences des années précédentes, sur les appels de groupes d’extrême gauche, sur le port de masque à Kanzleiareal, où les requérants ne se trouvaient pas, et sur les débordements qui se sont produits à Zurich durant la partie officielle des festivités du 1er mai 2011.
La Cour constate qu’il s’agit d’éléments probants généraux qui n’ont pas vocation à prouver la participation des requérants à la manifestation illégale, puisqu’il leur manque tout caractère probant individuel. Ces éléments sont dès lors inefficaces pour démontrer l’intention des intéressés de commettre un acte illégal.
Aucun élément ne permet de croire que les requérants étaient sur le point de commettre eux-mêmes une infraction, les autorités suisses n’ont du reste procédé à aucune poursuite à leur encontre. De plus, sous l’angle de la proportionnalité et de la nécessité, la détention doit être à même d’atteindre le but recherché, soit d’empêcher la commission d’une infraction grave. Comme la Cour l’a mentionné sous l’angle du second volet de l’article 5 § 1 let. b de la Convention, les requérants ne se trouvaient pas à l’endroit où des signes laissaient supposer qu’une manifestation illégale aurait lieu.
Étant donné qu’aucune preuve ne démontre que les intéressés étaient sur le point de commettre une infraction, le second volet de l’article 5 § 1 let. c ne peut entrer en ligne de compte pour justifier la mesure litigieuse. Enfin, comme la Cour l’a dit précédemment sous l’angle du second volet de l’article 5 § 1 let. b, le cordon formé par la police empêchait déjà la commission d’une infraction. Dès lors, la détention subséquente n’était plus nécessaire. Compte tenu de ce qui précède, la Cour ne saurait considérer que les autorités internes ont procédé à une balance des intérêts appropriés entre la nécessité d’empêcher la commission d’une infraction pénale, d’une part, et le droit à la liberté des requérants, d’autre part. Partant, la mesure litigieuse n’était pas justifiée au regard de l’article 5 § 1 let. c de la Convention».
À notre sens, il ressort de cet arrêt qu’un contrôle d’identité de longue durée, soit de plus de quelques minutes, ne peut pas être justifié par des éléments généraux, mais doit se fonder sur des éléments concrets, en lien avec la personne contrôlée.
Deuxièmement, et surtout, dans l’ACEDH Wa Baile, la CourEDH relève deux problèmes importants, à savoir l’absence de voie efficace pour se plaindre du contrôle d’identité, d’une part, et une discrimination, d’autre part:
• «Compte tenu de ce qui précède et notamment des circonstances concrètes du contrôle d’identité et du lieu – la gare de Zurich – où le requérant l’a subi, la Cour estime qu’a été atteint le seuil de gravité requis pour la mise en jeu du droit au respect de la vie privée au sens de l’article 8 de la Convention (paragraphe 71 ci-dessus) et que le requérant peut se prévaloir d’un grief défendable de discrimination fondée sur sa couleur de peau. Il s’ensuit que l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 s’applique au cas d’espèce.
Sur le fond, la Cour estime que ce grief n’a fait l’objet d’un examen effectif ni par les tribunaux administratifs ni par les tribunaux pénaux. Par conséquent, il y a eu violation procédurale de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 quant à l’obligation de rechercher si des motifs discriminatoires ont pu jouer un rôle dans le contrôle d’identité subi par le requérant».
• «La Cour n’ignore pas que, dans l’affaire Basu (précitée, paragraphe 38), la chambre compétente, après avoir conclu à une violation de l’obligation de rechercher si des motifs discriminatoires avaient pu jouer un rôle pour le contrôle d’identité de l’intéressé, s’est déclarée incapable d’examiner la question de savoir si le requérant avait été soumis au contrôle d’identité pour le motif de ses origines ethniques. Elle estime cependant que la présente espèce se distingue de ladite affaire au moins sur un point décisif, apte à justifier qu’en l’occurrence l’examen de cette question se poursuive.
Ce point est le suivant: en la présente espèce, le tribunal administratif, dans son arrêt du 1er octobre 2020 (paragraphe 28 ci-dessus), est parvenu à la conclusion que le contrôle subi par le requérant, pour autant qu’il reposait sur les motifs avancés par le policier qui l’avait effectué (paragraphe 5 ci-dessus), était illicite et ne pouvait pas être justifié par des raisons objectives. La Cour en déduit qu’en l’absence d’un motif valable pour ledit contrôle, il existe dans le cas d’espèce une forte présomption en faveur de la thèse selon laquelle le contrôle d’identité – fouille comprise – dont le requérant se plaint devant la Cour a été effectué pour des motifs discriminatoires.
Le Gouvernement n’a pas invoqué devant la Cour d’éléments susceptibles de réfuter cette présomption dans le cas concret. Certes, il soutient que le requérant n’est pas la seule personne à avoir été contrôlée ce jour-là, mais il ne précise pas combien d’autres personnes auraient subi un tel contrôle ni ne fournit d’autres détails pertinents à cet égard. Or seul l’État défendeur peut produire des éléments de cette nature, et aucune explication propre à justifier en l’occurrence le défaut de production de telles preuves n’a été avancée par le Gouvernement en l’espèce.
Dès lors, l’argument du Gouvernement s’avère trop vague pour que la Cour puisse le juger apte à réfuter la présomption de traitement discriminatoire. La Cour rappelle également que certains rapports d’instances internationales consacrées à la défense des droits de l’homme font état de cas de profilage racial par la police en Suisse (paragraphes 45 et 54 ci-dessus), constat confirmé par ailleurs par les observations de certaines parties intervenantes, en particulier par celles d’Amnesty International (paragraphes 121 et 122 ci-dessus).
Considérées dans leur ensemble, ces affirmations sont susceptibles de renforcer la présomption réfutable selon laquelle le requérant a subi un traitement discriminatoire (voir, a contrario, Natchova et autres, précité, paragraphe 157). De son côté, le Gouvernement soutient que des données statistiques en la matière n’étaient pas disponibles à l’époque, ce que dénoncent les instances internationales et les parties intervenantes. Compte tenu de ce qui précède, la Cour, bien consciente des difficultés qu’il y a pour les agents de police à décider, très rapidement et sans nécessairement disposer d’instructions internes claires, s’ils sont confrontés à une menace pour l’ordre ou la sécurité publics, conclut qu’il existe, dans le cas concret, une présomption de traitement discriminatoire à l’égard du requérant et que le Gouvernement n’est pas parvenu à la réfuter. Partant, il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8».
À notre sens, deux éléments importants découlent de ce second arrêt. Premièrement, il doit exister une voie de droit efficace pour se plaindre d’un contrôle d’identité. Deuxièmement, en l’absence d’explication plausible et objective sur un contrôle d’identité touchant une personne issue d’une minorité, son caractère discriminatoire doit être retenu.
Ces éléments ayant été présentés, il reste maintenant à déterminer les conséquences de ces arrêts pour la Suisse.
4. De lege lata
De lege lata, il faut relever que les principes de ces arrêts s’imposent immédiatement à la Suisse.
A priori, l’ACEDH Arnold et Marthaler ne devrait guère entraîner de révolution, si ce n’est sur une limitation effective de la durée des contrôles d’identité. Les normes cantonales peuvent toutefois simplement être interprétées à la lumière des principes découlant de cet arrêt.
En revanche, l’ACEDH Wa Baile va entraîner des modifications importantes.
Premièrement, une voie de droit judiciaire efficace doit être offerte à celui qui se plaint d’un contrôle d’identité. En l’état, faute de base légale prévoyant de telles voies, celle-ci doit s’ouvrir devant un juge en application des art. 14 CEDH et 29a Cst. À notre sens, le droit policier n’étant pas du droit de procédure pénale, c’est au juge administratif de se saisir de la question et d’examiner de manière approfondie le contrôle d’identité qui serait querellé. La personne qui se plaint d’un contrôle d’identité doit ainsi interpeller la police et solliciter une décision administrative sujette à recours, qui doit lui être rendue rapidement et sans formalité particulière (art. 29 al. 1 Cst.).
Deuxièmement, il n’appartient pas à la personne qui se plaint du contrôle d’identité de démontrer son caractère discriminatoire, mais bien à l’État de démontrer sa justification. L’ACEDH Wa Baile renverse clairement le fardeau de la preuve à cet égard. Les forces de police devraient ainsi disposer de trace des contrôles d’identité, avec le cas échéant une brève justification, pour pouvoir, dans une procédure judiciaire ultérieure, exposer les justifications du contrôle. À défaut, elles ne pourront pas démontrer l’utilité du contrôle d’identité.
5. De lege ferenda
Une simple évolution de la pratique semble toutefois insuffisante. La Cour relève en effet que le cadre légal est actuellement lacunaire: «la Cour estime que le défaut d’un cadre juridique et administratif suffisant est susceptible de donner lieu à des contrôles d’identité discriminatoires».
C’est donc bien une intervention de lege ferenda qu’il faut envisager. À notre sens, elle devrait être double: procédurale premièrement et sur le fond deuxièmement.
Procéduralement, tout d’abord, la procédure pour contester un contrôle d’identité devrait être introduite dans les lois cantonales sur la police. Il y a en effet trop de risques de voir les autorités – comme trop souvent lorsqu’il s’agit d’ouvrir le droit au juge en application de l’art. 29a Cst. – ne pas entrer en matière sur une requête, voire le juge administratif contester sa compétence au profit des autorités pénales. Toutes les éventuelles incertitudes de cette procédure doivent être levées par le législateur.
Deuxièmement, le principe même du contrôle d’identité doit être encadré. S’il est impossible de prévoir exhaustivement les cas où un contrôle d’identité peut être fait sans risque de paralyser l’action policière, un suivi des contrôles d’identité devrait être envisagé, par exemple par un outil informatique. Il s’agit en effet du seul moyen pour objectiver les contrôles et déterminer les motifs qui les ont justifiés. Le législateur pourrait ainsi imposer l’inscription du contrôle, avec son motif, dans un outil informatique qui permet, d’une part, un contrôle judiciaire subséquent et, d’autre part, un encadrement de la hiérarchie policière sur cet instrument.
6. Conclusion
Les condamnations de la Suisse en matière de contrôle d’identité démontrent que les droits fondamentaux doivent bel et bien être respectés à tous les stades des interactions entre l’État et les citoyens, même en l’absence d’une procédure formelle ou formalisée. Au vu des arrêts rendus, une intervention du (des) législateur(s) semble indispensable.
Le vrai défi ne réside sans doute pas dans la mise en place de procédure, a posteriori, pour déterminer si un contrôle d’identité était contraire aux droits fondamentaux. En revanche, la difficulté réside dans un besoin d’objectivité des processus, sans pour autant paralyser l’action policière. Ce travail ne doit pas uniquement se faire par des textes juridiques, mais aussi par un encadrement des opérations sur le terrain. ❙
Notes de bas de page voir PDF.