Depuis toujours, le minimum vital du droit des poursuites est lacunaire: il ne tient pas compte de la charge fiscale courante. Depuis longtemps, des initiatives provenant de la sphère politique, de la doctrine et des autorités cantonales, notamment, demandent un changement de pratique. En vain. Jusqu’à présent.
La question est à nouveau à l’ordre du jour. Le 13 mars dernier, le Conseil des États a accepté la motion de sa Commission des affaires juridiques. Le Conseil national doit encore se prononcer. Dans cette attente, la présente contribution en décrit les enjeux principaux du point de vue de la politique sociale.
1. Le contexte actuel
La motion de la Commission des affaires juridiques et l’initiative du canton de Genève soumises au Conseil des États lors de la session de printemps 2024 ont été déposées dans un contexte particulier: plusieurs motions et postulats traitant de l’assainissement financier des particuliers ont été adoptés ces dernières années.
Un postulat déposé en 2018 par Diana Gutjahr tout d’abord, qui demande un rapport sur la question de l’intégration des impôts courants dans le calcul du minimum vital du droit des poursuites. Adopté en 2019, il a donné lieu à un rapport du Conseil fédéral en novembre 2023, dans lequel l’exécutif se prononce favorablement sur une telle révision, pour peu que le Parlement formule un mandat clair.
Parallèlement, à la suite de l’approbation de deux motions, une procédure d’assainissement des particuliers sera prochainement débattue au Parlement. L’avant-projet mis en consultation propose d’enrichir la loi sur la poursuite pour dettes et la faillite (LP) d’une procédure extraordinaire pour les débitrices et débiteurs durablement obérés, qui permettrait, à l’issue d’un délai d’épreuve, de les libérer du solde de leurs dettes.
Dans cette procédure, la détermination de la saisie tiendrait compte d’un montant correspondant aux impôts courants. Un lien indirect existe entre les deux questions, notamment parce qu’il n’est plus possible de douter de la faisabilité de la mesure en procédure ordinaire lorsque son introduction n’a pas suscité d’objection de ce type dans le cadre de la procédure d’assainissement.
2. Les raisons de l’insatisfaction
Pourquoi la thématique de la non-prise en compte des impôts dans le calcul du minimum vital du droit des poursuites revient-elle à intervalles réguliers? Peut-être parce que la procédure de saisie ordinaire non seulement entrave l’assainissement financier du débiteur surendetté, mais montre également ses limites en matière de recouvrement, singulièrement en ce qui concerne la grande majorité des créances, qui relèvent du domaine public (ou assimilé).
2.1. Mécanique de la spirale du surendettement
Tout d’abord, réfutons le mythe tenace qui dépeint la débitrice ou le débiteur comme une personne refusant de payer son dû. Ce type de personnalité existe, bien entendu, de nombreuses dispositions du droit civil, pénal et de l’exécution forcée lui sont dédiées. Toutefois, la majorité des débitrices et des débiteurs souhaiteraient régler leurs dettes.
La plupart du temps, la cause du surendettement est due à un évènement fortuit de l’existence qui déséquilibre le budget: le plus souvent l’une des «trois calamités de la vie: la séparation du couple, l’arrêt ou la réduction du travail et la maladie». Ensuite, en raison des charges fixes importantes de leurs budgets et, en règle générale, de leurs bas salaires, ces débitrices et débiteurs se retrouvent rapidement avec un montant de dettes totalement disproportionné par rapport à leur revenu, qu’ils ne peuvent pas rembourser.
Ils tombent ainsi dans le surendettement sans avoir sciemment provoqué cette situation: un endettement passif, qui rend les débitrices et débiteurs captifs une fois leur salaire saisi par l’Office des poursuites. Comme la saisie ignore la charge fiscale et que, de leur côté, les impôts ignorent la saisie, la procédure de saisie provoque automatiquement de nouvelles dettes. Contrairement à ce que l’on peut lire parfois, il ne s’agit pas d’un jeu à somme nulle: la dette est amplifiée par les intérêts moratoires et les frais de poursuites, ce qui est vrai tant que la procédure n’est pas gelée par un acte de défaut de biens – et de nouveau exact une fois la procédure de poursuite relancée.
2.1.1 Causes systémiques
Contrairement à une deuxième idée reçue, le surendettement n’est pas l’enfant de l’imprévoyance: dans le cas contraire, les conseils et les accompagnements budgétaires diminueraient le nombre de personnes et de familles surendettées. Or, si la prévention et l’accompagnement restent foncièrement utiles pour les personnes qui y recourent, ils n’exercent aucune influence sur le nombre de personnes surendettées. En outre, celui-ci aurait actuellement tendance à augmenter. Ceci parce que le surendettement est le fils de la pauvreté et que le nombre de personnes et de familles dont le revenu se situe juste au-dessus du seuil de pauvreté (un seuil très bas, puisqu’il s’agit du minimum vital de l’aide sociale) est considérable en Suisse. La moindre dépense imprévue met ces budgets en péril.
Or, ces cinq dernières années, nous avons connu la crise du Covid, l’augmentation du prix du pétrole, une inflation qualifiée d’importante et des loyers qui prennent l’ascenseur, sans compter les hausses des primes d’assurance-maladie que l’on ne peut décemment plus qualifier de surprenantes. Ces augmentations n’ont pas été intégralement compensées par l’indexation des salaires. En conséquence, le risque de surendettement augmente, en particulier pour les catégories de la population dites à risque (familles, familles monoparentales, working poor, etc.).
2.1.2. Conséquences personnelles et familiales
Si les causes du surendettement sont en premier lieu systémiques, ce sont bien les personnes concernées et leur entourage, leurs familles et leurs enfants, qui supporteront les conséquences. Cette situation est d’autant plus dramatique qu’elle reste le plus souvent sans issue.
Le surendettement accompagne la personne et sa famille au quotidien, dans les domaines essentiels de leur existence. Il provoque des répercussions avérées sur la santé physique et psychique des personnes concernées. En matière de logement ensuite, les inscriptions auprès du registre des poursuites rendent souvent tout déménagement impossible. Un registre des poursuites peut aussi entraver une carrière professionnelle ou mener à un licenciement. Socialement, le surendettement provoque la honte et demeure un sujet tabou, qui pèse sur la vie sociale et affective des personnes concernées. Sans oublier que la gestion d’un budget au minimum vital représente une charge mentale quotidienne, et oblige à réduire les dépenses à ce qui est absolument nécessaire, un facteur aggravant d’exclusion sociale.
Cette situation touche également les enfants des débitrices et des débiteurs. Les dettes entravent leur développement, pourtant protégé par l’article 11 de la Constitution fédérale. Soulignons que de jurisprudence constante, le Tribunal fédéral estime que les frais d’études supérieures des enfants majeurs ne sont pas inclus dans le minimum vital du droit des poursuites. Ce qui met en péril leur avenir scolaire et professionnel, au mépris des déclarations d’intention prônant l’égalité des chances et du fait que la formation soit considérée comme l’un des meilleurs remparts contre la pauvreté.
2.2. Exécution forcée: le secteur public désavantagé
Le refus de privilégier le fisc représente l’un des arguments principaux contre la prise en compte des impôts courants dans le minimum vital du droit des poursuites. En réalité, le contraire est vrai: la procédure d’exécution forcée actuelle prétérite le créancier fiscal à l’avantage des créanciers privés ponctuels (comme les institutions de crédit). Les statistiques de Dettes Conseils Suisse (ci-après: DCS) démontrent que plus la durée du surendettement s’allonge, plus la proportion des dettes fiscales par rapport aux autres dettes augmente. Si elle se monte à 54% au début de l’accompagnement, après dix ans et plus, elle atteint 68% du total des dettes.
L’on observe par conséquent que les saisies désintéressent mieux les créanciers privés, ponctuels, et que la procédure actuelle prétérite le créancier fiscal.
Le désavantage du créancier public s’explique aussi par un second aspect, qui relève de sa nature: contrairement aux créanciers privés, il ne peut pas choisir ses contribuables sur la base d’un contrôle de solvabilité, ou cesser de proposer ses services une fois ces derniers en délicatesse avec leurs obligations. Les créanciers privés peuvent faire usage de ces possibilités et se prémunir ainsi contre d’éventuels défauts de paiement.
2.3. Dysfonctionnements de la législation actuelle
La loi sur la poursuite pour dettes et la faillite (LP) n’est pas vraiment récente, puisque son entrée en vigueur date du 11 avril 1889. Son objectif: le désintéressement rapide des créanciers et la protection de l’activité lucrative et des besoins élémentaires du débiteur, raison pour laquelle la procédure de saisie était fixée, à l’art. 93 al. 2 LP, à une année au maximum. Actuellement, l’efficience de la loi s’est émoussée et 40% environ des saisies se soldent par un acte de défaut de biens.
Cet argent irrécouvrable transformé en actes de défaut de biens augmente les frais de gestion et de recouvrement des créanciers, en particulier de l’État et singulièrement des cantons, en charge du contentieux fiscal et, peut-être bientôt, du recouvrement des créances de l’assurance-maladie. Les sommes en jeu sont loin d’être négligeables: six pour cent des personnes physiques en Suisse sont sous le coup d’au moins un acte de défaut de biens, pour un volume estimé à environ 20 milliards de francs suisses. La valeur de ces actes de défaut de biens suit une «courbe en S» et, si elle n’atteint pas zéro, la probabilité de parvenir à un remboursement, même partiel, d’un acte de défaut de biens datant de plus de dix ans est faible.
L’on remarque que la valeur réelle des actes de défaut de biens n’est pas congruente avec leur durée de vie, puisqu’ils sont imprescriptibles de fait. Non seulement les vieilles créances restent attachées tout au long de leur existence à celles et ceux qui en sont débiteurs, mais elles occupent également les créanciers, avec un coût logistique et administratif certain, ainsi que les offices des poursuites, alors qu’à partir d’une certaine durée de vie des actes de défaut de biens, tant l’efficience que la finalité économique du recouvrement deviennent discutables.
Ainsi, du point de vue du créancier également et singulièrement du créancier public, qui accompagne la population sur le temps long de son existence (à la fois en tant que percepteur et en tant que fournisseur de services publics), la spirale du surendettement produit des effets délétères. Dans une certaine mesure, l’intérêt des débitrices et des débiteurs à pouvoir stabiliser leur situation financière et à ce que la législation n’empêche pas leur assainissement et l’intérêt des créanciers publics se rejoignent, ne serait-ce que parce que la débitrice ou le débiteur assaini redevient aussi un contribuable.
3. L’impôt, une dépense indispensable?
Outre la question du privilège accordé au créancier fiscal, dont il a été question dans les paragraphes précédents, un autre argument contre la prise en compte de la charge fiscale dans le budget des débiteurs saisis consiste à affirmer qu’il ne s’agit pas d’une dépense indispensable au sens de l’art. 93 al. 1 LP.
Cet argument historique (il se retrouve dans la jurisprudence du Tribunal fédéral au moins depuis l’arrêt 69 III 42 du 11.5.1943) ne tient pas compte de l’évolution de la conception du minimum vital depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Actuellement, l’objectif n’est plus d’assurer les besoins physiques élémentaires: à l’instar du minimum vital de l’aide sociale, il s’agit d’un minimum vital social, qui vise à permettre à la personne concernée une inclusion minimale dans la société et une «participation à la vie économique, sociale, culturelle et politique» et de «garantir ainsi les conditions d’une vie digne».
Le respect de la dignité humaine implique de traiter l’administré non pas comme un objet, mais comme un sujet «avec ce que ça suppose de place et de liberté minimales laissées à son épanouissement personnel ». Par analogie, il ne doit pas être mis dans l’impossibilité de régler une dépense obligatoire telle que les impôts courants et dans la situation de «continuellement s’endetter à nouveau». Le caractère social du minimum vital ainsi que la protection des droits fondamentaux du débiteur obligent, par conséquent, à reconnaître le caractère indispensable de la charge fiscale courante.
Soulignons également qu’un minimum vital du droit des poursuites complet créerait aussi des incitations positives en encourageant la débitrice ou le débiteur à stabiliser son budget et à augmenter, si cela est possible, son revenu. En effet, contrairement à la situation actuelle dans laquelle ils ne servent, le plus souvent, pas à grand-chose d’un point de vue économique, les efforts personnels auraient davantage de chances d’aboutir à un assainissement financier.
4. Questions pratiques
4.1. Des effets sur les contributions d’entretien
Le rapport du Conseil fédéral sur le postulat Gutjahr souligne le lien entre le droit des poursuites et le droit de la famille, qui se sert de cette base de calcul pour fixer la hauteur de la contribution d’entretien. Cette problématique concerne en premier lieu la fixation de la contribution d’entretien, mais aussi son recouvrement, en particulier par la voie de l’exécution forcée.
Pour la fixation des contributions d’entretien tout d’abord, une modification sans cautèle de ce calcul signifierait automatiquement une hausse des cas de déficit chez les créancières des contributions et représenterait l’aggravation d’une inégalité de traitement qui amène nombre de femmes divorcées avec leurs enfants à devoir solliciter l’aide sociale.
Toutefois, s’il est fondé sur le minimum vital du droit des poursuites, le minimum vital du droit de la famille possède une logique qui lui est propre. Par exemple, en cas de (relative) aisance financière, des postes supplémentaires y sont ajoutés. De même, une réglementation de droit civil pourrait prévoir la non-prise en compte de la charge fiscale courante en cas de déficit. La motion adoptée à l’unanimité par la Commission des affaires juridiques du Conseil des États semble d’ailleurs aller dans ce sens.
Le recouvrement des pensions courantes, quant à lui, est protégé par des instruments de droit civil et de droit des poursuites. Le code civil prévoit la possibilité d’un recouvrement hors de la procédure de poursuites par le biais de l’avis aux débiteurs. Le droit de l’exécution forcée privilégie, quant à lui, les contributions d’entretien courantes et la jurisprudence fédérale permet d’entamer le minimum vital du débiteur de contributions d’entretien afin que la décision civile sur l’entretien ne puisse être remise en cause au stade de la poursuite.
4.2. Quid du paiement effectif des impôts?
Un dernier point pratique à résoudre est celui de l’allocation effective du montant consacré aux impôts courants.
Différentes solutions ont été proposées: l’une d’entre elles s’inspire du nouvel article 93 al. 4 nLP et consiste à charger les offices des poursuites de gérer le paiement des impôts courants de manière fiduciaire. Ce fut la façon de procéder dans le canton de Saint-Gall à l’époque où l’autorité de surveillance cantonale avait décidé d’inclure la charge fiscale courante dans le minimum vital du droit des poursuites. Les expertes et les experts interrogés par le Conseil fédéral dans le cadre du rapport Gutjahr ont par ailleurs proposé «de s’aider d’un simulateur fiscal et des barèmes d’impôts à la source, ou, dans certains cantons, de procéder à un décompte mensuel. De nombreux experts ont estimé intéressante la piste d’une déduction à la source qui pourrait être opérée par l’employeur .»
Si cette question ne semble pas non plus insoluble, elle exigera probablement que les offices des poursuites collaborent avec les autorités fiscales, avec, à la clé, un investissement de la part de ces services publics. Celui-ci pourrait toutefois être compensé par un gain dans la gestion du contentieux et une réduction du nombre des poursuites.
5. Pour conclure
Dix pour cent des personnes résidant en Suisse romande vivent dans un ménage avec au moins une procédure de poursuite ou un acte de défaut de biens. Est-il possible de continuer à ignorer une partie si importante de la population, et donc de renvoyer les personnes concernées leur vie durant à leur responsabilité individuelle – sans leur donner la possibilité de réellement l’exercer?
La Constitution fédérale de 1874 a aboli la prison pour dettes. Cent cinquante ans après, est-il possible d’envisager la fin de l’assignation à vie des débitrices et des débiteurs surendettés auprès de l’office des poursuites, sans d’autre issue que la répétition de procédures de saisies, qui ne permettent ni l’assainissement de leur situation financière, ni le remboursement des créanciers, en particulier des créanciers publics?
Il revient au Parlement, puis, le cas échéant, au Conseil fédéral, par une réforme efficiente, d’y répondre. ❙
Cette contribution reflète l’avis de l’autrice et pas nécessairement celui de l’Artias
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Au sujet de l’Artias
L’Artias (Association romande et tessinoise des institutions d’action sociale) regroupe les services d’action sociale latins ainsi que les services sociaux publics et privés. Ses missions: d’une part informer et favoriser les liens entre les acteurs sociaux. D’autre part, travailler à la détection avancée des enjeux, des débats et des problèmes liés à la cohésion sociale en Suisse romande et au Tessin et proposer des solutions innovantes. Elle met à disposition, en libre accès, des informations relatives à l’aide sociale et à la politique sociale sur son site artias.ch.
En particulier, elle compile les travaux législatifs fédéraux qui ont un lien avec la politique sociale dans un document de veille et propose également des analyses thématiques. Elle compile aussi les arrêts du Tribunal fédéral en matière d’aide sociale et propose une sélection d’arrêts en droit des assurances sociales et en droit des étrangers en lien avec l’aide sociale. Enfin, elle coordonne le guide social romand (guidesocial.ch).
Cette contribution se base sur les récents dossiers de veille de l’Artias portant sur la thématique du surendettement, en particulier le dernier: Paola Stanic, Spirale du surendettement: le pour et le contre, 18.12.2023.