On ne badine plus avec le code de la route helvétique. Le programme de sécurité routière Via sicura a durci les règles, mais également les sanctions à l’encontre des chauffards. Si certaines mesures sont déjà entrées en vigueur dans le cadre du premier paquet, d’autres doivent encore suivre. Elles soulèvent de nombreuses questions juridiques, comme en témoignent Yvan Jeanneret, avocat et professeur de droit pénal à l’Université de Neuchâtel, et Loïc Parein, Dr en droit et avocat pénaliste.
Tous les deux s’accordent à dire que Via sicura est pétri de bonnes intentions, mais empreint d’une trop grande rigidité. «Plus on veut placer le curseur sécuritaire haut, plus on crée des problèmes d’application, déplore Loïc Parein. Car une loi trop rigide multiplie les obstacles aussi bien juridiques que pratiques. Sans oublier qu’elle conduit à des inégalités de traitement difficiles à comprendre pour le justiciable.»
Pouvoir d’appréciation confiné
Ce qui frappe les deux juristes, c’est d’abord le cadre imposé aux délits de chauffard depuis le 1er janvier 2013. «D’une part, la peine plancher d’un an est extrêmement élevée, alors que celle de délits comme l’homicide par négligence démarre à un jour-amende. D’autre part, on détermine une vitesse qui implique, par exemple, que celui qui roule à 100 km/h dans une localité commet un délit de chauffard et pas celui qui circule à 99 km/h… C’est regrettable que de telles limites viennent à réduire le pouvoir d’appréciation du juge en fonction des circonstances», relève Yvan Jeanneret.
Le cas d’une agente de police argovienne flashée à 117 km/h en mars 2011 dans une localité limitée à 50 km/h illustre ses propos. Sa prise en chasse d’un chauffard à bord d’une voiture banalisée n’a pas été reconnue comme raison valable par le Tribunal cantonal argovien. Le Tribunal fédéral (TF) a confirmé la peine qui se monte à 30 jours-amende à 110 fr. (arrêt 6B_1006/2013). Sous le régime de Via sicura, qui n’était pas en vigueur au moment des faits, elle aurait écopé d’un an de prison au moins.
Dans sa forme actuelle, Via sicura ne prévoit d’ailleurs pas de dispositions particulières pour les services de police et de secours, qui peuvent être sanctionnés comme des chauffards lors de gros excès de vitesse. Certes, le Code pénal prévoit, dans sa partie générale, des exceptions lorsque l’auteur d’un délit a agi pour préserver un intérêt privé ou public notamment. Mais les conditions qui doivent être réunies sont si restrictives qu’elles en deviennent problématiques pour les services d’urgence. L’Office fédéral des routes a promis de corriger le tir en 2015. «Cela montre encore une fois que la norme de délit de chauffard n’a pas été suffisamment pensée lors de son élaboration vu ses potentielles conséquences», glisse Loïc Parein.
Confiscation problématique
La confiscation des véhicules en cas de délit de chauffard est un aspect qui a également fait couler beaucoup d’encre. Cette mesure n’est pas sans poser des problèmes, puisqu’elle empiète sur un droit fondamental, celui de la propriété. Pour y porter atteinte, l’Etat doit prouver qu’il n’y a pas d’autres mesures envisageables en vertu du principe de proportionnalité.
Sur le fond, les deux spécialistes se disent favorables à la confiscation lorsque la justice est face à un multirécidiviste au comportement dangereux et indifférent aux sanctions. Mais cette disposition va incontestablement rencontrer des obstacles juridiques lorsque le véhicule n’appartient pas au chauffard. En juin, le TF a confirmé le séquestre d’une moto qui appartenait encore à une société de leasing (arrêt 1B_406/2013) et en septembre, c’est la voiture d’une mère de famille qui a été séquestrée pour éviter que les délits de chauffard de son fils ne se reproduisent (arrêt 1B_193/2014). Mais, pour Yvan Jeanneret, ces cas de jurisprudence ne sont pas suffisamment instructifs pour que l’on puisse en tirer des enseignements.
La vérité par l’éthylomètre
Après l’introduction du premier paquet de mesures en 2013, puis d’une partie du second en 2014, la dernière salve entrera en vigueur le 1er janvier 2015. Parmi les nouveautés, l’obligation des assureurs de recourir contre les chauffards et les conducteurs provoquant des dommages en état d’ébriété ou d’incapacité de conduire. Pour Loïc Parein, cette disposition marque une extension du populisme pénal: «On est dans une relation de droit privé relevant de la liberté contractuelle où l’on oblige une partie à agir éventuellement contre son gré. On monte ici d’un cran dans la prévention par le tout punitif: voilà que le droit pénal ne suffit pas, on punit aussi en droit civil.»
Une autre nouveauté va également changer la donne dès l’an prochain. En effet, le contrôle au moyen de l’éthylomètre sera reconnu et pourra être exploité par le tribunal lorsque le taux d’alcoolémie est supérieur à 0,8 ‰. Cette décision est regrettable aux yeux d’Yvan Jeanneret: «Cette volonté de simplification se fait au détriment de la vérité. Car on sait que la marge d’erreur d’un éthylotest peut atteindre 20%. Par conséquent, on prend le risque de condamner des gens sans en avoir la preuve formelle.»
La boîte noire fait aussi partie des innovations qui seront introduites dès janvier prochain. En résumé, les personnes dont le permis a été retiré pour douze mois au moins, en raison d’une violation des limitations de vitesse, ne pourront le récupérer qu’à condition d’installer un enregistreur de données dans leur véhicule pendant cinq ans. «L’Etat impose une disposition qui touche à la fois à la protection de la sphère privée et à la garantie de la propriété, relève Loïc Parein. A quand l’interdiction de circuler dans certaines zones sensibles, comme devant les écoles?»
En fin de compte, les deux docteurs en droit craignent que l’arsenal répressif de Via sicura ne soit pas toujours proportionnel. «On a voulu avoir un cadre qui permette d’appréhender dix fous furieux par année. Et, au final, on va se retrouver avec des centaines de cas», conclut Yvan Jeanneret.
Quand le propriétaire casque
Les mesures coup de poing de Via sicura ont focalisé l’attention à tel point que la réforme du système d’amendes d’ordre est presque passé inaperçu. En vigueur depuis le 1er janvier, il introduit un point particulièrement délicat: celui de la responsabilité du propriétaire du véhicule lorsque le contrevenant n’est pas connu. Ainsi, le patron d’une entreprise devrait répondre d’une infraction qu’il n’a pas commise s’il ne veut ou ne peut pas dénoncer l’employé qui était au volant au moment des faits. A l’unisson, Loïc Parein et Yvan Jeanneret déplorent cette disposition, qui introduit un système de responsabilité objective. «C’est une dérive qui est contraire aux principes de base du Code pénal. On a voulu donner la priorité à l’encaissement de l’amende plutôt qu’à la pertinence de la sanction», regrette Yvan Jeanneret.