C’est à contrecœur qu’Yves Rossier accepte que l’on tire son portrait. «Ma vie privée ne regarde ni n’intéresse personne.» L’ancien diplomate est difficile à cerner. Il plisse les yeux, semble agacé. Puis tire hâtivement sur sa cigarette électronique.
Yves Rossier est aujourd’hui membre des conseils d’administration de la société Stadler Rail Kazakhstan, de la banque privée genevoise Cramer et de la société immobilière zurichoise Züblin. Cette dernière place, il la doit à Viktor Vekselberg, qui lui a proposé d’entrer au conseil d’administration l’an dernier. À la tête du conglomérat Renova, actif dans les métaux et le pétrole, Viktor Vekselberg est l’un des grands actionnaires de Züblin. L’oligarque russe figure également sur la liste des sanctions des États-Unis.
Yves Rossier préférerait passer directement au vif du sujet: la guerre en Ukraine, «l’effondrement» de l’ordre juridique international et la «radicalisation inéluctable de la société». Mais nous y reviendrons plus tard.
Pour l’heure, nous voulons en savoir plus sur cette histoire de sanctions. Un sujet a priori délicat. Yves Rossier serre les lèvres avant de répondre: «La diplomatie et le droit ont besoin de précision». En l’occurrence, les différences entre les sanctions de l’Union européenne (UE) et celles des États-Unis seraient énormes. «Ces dernières représentent un acte politique puissant.
Elles sont édictées sur ordre du pouvoir exécutif, sans contrôle judiciaire. Autrement dit, la protection juridique est inexistante.» A contrario, les personnes touchées par des sanctions de l’UE peuvent se défendre devant un tribunal. Un contrôle judiciaire fondamental selon l’ex-diplomate, qui estime que «tout homme doit pouvoir se défendre, même s’il est mauvais».
Cela ne fait que trois ans qu’Yves Rossier travaille dans le secteur privé. Jeune juriste, il a d’abord exercé comme conseiller juridique au Bureau de l’intégration du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE). C’était en 1990, année qui marque le coup d’envoi d’une carrière qui n’a évolué que d’une manière: vers le haut.
En 1993, Yves Rossier réussit le concours diplomatique, puis effectue son stage au sein de la division politique du DFAE (Afrique/Moyen-Orient). Il attire ensuite l’attention des conseillers fédéraux PLR et exerce alors comme conseiller scientifique pour Jean-Pascal Delamuraz et Pascal Couchepin au Département fédéral de l’économie (DFE).
Une carrière fulgurante de fonctionnaire à diplomate en chef
Au début des années 1990, Yves Rossier met en place et dirige également le secrétariat de la Commission fédérale des maisons de jeu. Puis il prend la tête de l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS) de 2004 à 2012, date à laquelle Didier Burkhalter passe du Département de l’intérieur au Département des affaires étrangères et le nomme secrétaire d’État.
Une nomination qui fait grincer des dents dans le milieu diplomatique, raconte un ancien collaborateur. En tant que chef de la diplomatie, Yves Rossier mène les négociations sur un accord-cadre institutionnel entre la Suisse et l’UE. Les jalons qu’il a posés font, aujourd’hui, encore rougir ses adversaires. Dans le cadre d’une interview menée par la Neue Zürcher Zeitung (NZZ) au sujet du rôle de la Cour européenne de justice dans le règlement des différends, Yves Rossier répond simplement: «Oui, ce sont des juges étrangers, mais il s’agit aussi de droit étranger.»
En 2017, Yves Rossier quitte la Suisse pour devenir ambassadeur en Russie. Il y reste jusqu’à la fin 2020.
Même hors de l’administration, Yves Rossier reste fidèle à la diplomatie. Ainsi, il exerce aussi aujourd’hui comme conseiller pour le Centre pour le dialogue humanitaire, «surtout en ce qui concerne le conflit entre la Russie et l’Ukraine». Située à Genève, cette organisation internationale est spécialisée dans la médiation des conflits armés.
«Actuellement, la situation est assez sombre: il n’y a aucune perspective de paix ou de cessez-le-feu», explique l’ex-diplomate. Selon lui, la difficulté pour l’Ukraine est d’accepter que des parties de son territoire puissent rester occupées. «Cela pourrait pourtant mener à une solution.»
Yves Rossier en est en effet convaincu: il est peu probable que la Russie se retire complètement des territoires occupés et de la Crimée. «La Russie est sur le pied de guerre. Nous observons une énorme militarisation de l’appareil de production. Or, quand un pays adapte sa société et son économie à la guerre, il est très difficile de revenir en arrière».
Yves Rossier insiste: la paix, c’est plus qu’un cessez-le-feu, car la paix exige la justice. Un cessez-le-feu gèle certes un conflit, mais ne l’empêche pas de recommencer par la suite. L’expert cite pour exemple l’histoire de la Corée du Nord et de la Corée du Sud. «Il est dès lors primordial que les négociations de paix n’aboutissent pas uniquement à un cessez-le-feu, mais à une solution équitable qui tienne compte des intérêts de sécurité de toutes les parties.»
Yves Rossier regrette que cet aspect soit totalement négligé dans toutes les négociations de paix actuelles. À la question de savoir ce que la Suisse pourrait faire pour obtenir une telle paix, il esquive d’abord: «Demandez au DFAE.» Puis il ajoute: «La médiation ne peut avoir lieu que si l’on est sollicité par les deux parties. On ne peut pas se lancer et imposer sa médiation au monde. Ce serait puéril et peu sérieux.»
«L’étiquette ‹terroriste› est devenue un permis de tuer»
Yves Rossier estime que l’ordre juridique international n’est plus le même depuis les attentats contre le World Trade Center à New York. On constaterait depuis lors une «énorme radicalisation». «Les États-Unis, qui se référaient souvent aux valeurs de l’ordre juridique international, ont radicalement changé de langage ainsi que d’actions en politique étrangère», explique l’ex-diplomate. Des termes tels que «l’axe du mal» et «terroristes» ont fait leur apparition sur la scène politique. «Or, ce sont des termes qui englobent un large éventail d’ennemis sans définition claire», relève-t-il.
«L’étiquette ‹terroriste› est devenue un permis de tuer. George W. Bush a lancé le mouvement, puis Barack
Obama tout comme Donald Trump ont continué à le faire avec leurs attaques de drones dans d’autres États.»
«Aujourd’hui, plus de 80% des États accusent l’Occident d’hypocrisie parce qu’il évalue les conflits de manière différente», relève encore Yves Rossier. Avant de conclure que, selon lui, seule l’UE serait en mesure de civiliser les relations internationales. «Mais elle est faible politiquement et économiquement. Et manque d’une politique étrangère cohérente.» ❙