Introduction
Comme dans d’autres domaines, le législateur suisse a opté pour une réglementation libérale du droit de l’association. C’est ainsi que les 26 dispositions des art. 60 ss. CC sont principalement dispositives. Le texte de l’art. 63 al. 1 CC prévoit particulièrement que les articles qui le suivent sont applicables, si les statuts ne renferment pas de règles concernant l’organisation de l’association et ses rapports avec les sociétaires.
De cette affirmation se déduit la considérable liberté laissée aux associations d’adopter des dispositions à leur guise, avec pour seule limite, comme rappelé à l’art. 63 al. 2 CC, que les statuts ne peuvent déroger aux règles dont l’application a lieu en vertu d’une disposition impérative de la loi. La liberté n’est donc pas totale et des dispositions comme l’art. 2 CC font office de garde-fous.
Cette approche ouverte a permis de voir se développer, avec un même régime juridique chapeautant l’entité, des associations avec des buts et organisations aussi diverses que la Fédération internationale de football association (FIFA), le Parti ouvrier populaire vaudois ou encore l’Ordre des avocats de Genève. Le législateur avait envisagé une telle diversité en prévoyant une liste exemplative d’associations politiques, religieuses, scientifiques, artistiques, de bienfaisance, de récréation. Les parlementaires ayant édicté le code civil avaient cependant prévu le droit de l’association dans un but strictement idéal.
Un des points communs entre ces associations – outre l’absence de but économique direct – est qu’elles sont composées de membres, qui adhèrent aux buts énumérés dans les statuts. Ensemble, ils forment l’assemblée générale, laquelle est le pouvoir suprême de l’association.
L’enjeu de l’entrée et de la sortie des membres, soit l’acquisition du statut de sociétaire ou sa perte, est ainsi central, et les conséquences qui en découlent sont importantes. En effet, le membre exclu perd non seulement ses droits de vote, mais également ses prétentions éventuelles sur l’avoir social. Or, la thématique est principalement réglementée, une fois de plus, de manière dispositive par l’art. 70 CC.
Comme dans toute organisation, des différends ou enjeux de pouvoirs conduisent parfois à des tensions qui aboutissent à la nécessité de se séparer d’un membre contre sa volonté. Vu sa nature conflictuelle, l’exclusion est naturellement plus sujette au contentieux judiciaire et nécessiterait une certaine protection, en tous les cas une situation claire quant à la procédure à suivre.
Le présent article porte sur la question du droit d’être entendu préalable à cette forme particulière de perte de la qualité de sociétaire. L’existence de ce droit y sera discutée, en tant qu’elle est discutée en doctrine et que l’incertitude à son sujet introduit des incertitudes qu’il serait bon de lever.
L’exclusion
Si on laisse de côté la sortie dite «automatique» par la réalisation d’un fait tel que le non-paiement des cotisations, l’exclusion diffère de la sortie ordinaire de l’association en tant que c’est l’association qui procède à ce choix, a priori unilatéralement.
C’est l’art. 72 CC qui règle spécialement l’exclusion d’un membre. L’al. 1 de cette disposition prévoit, avec une densité normative subtile, que «les statuts peuvent déterminer les motifs d’exclusion d’un sociétaire; ils peuvent aussi permettre l’exclusion sans indication de motifs».
La finesse réside dans le fait que l’exclusion sans motifs n’en reste pas moins interdite, mais qu’il est possible pour l’association de taire lesdits motifs au membre, si les statuts prévoient cette possibilité. Ainsi et comme le résument parfaitement certains auteurs, «sans indications de motifs» ne signifie pas «sans motifs».
Complétant la possibilité d’exclure sans communiquer les fondements de la décision, l’art. 72 al. 3 CC ajoute que dans ce cas, les motifs pour lesquels l’exclusion a été prononcée ne peuvent donner lieu à une action en justice.
Une telle liberté, assortie d’une interdiction du contrôle judiciaire, «peut apparaître comme une forme d’institutionnalisation de l’arbitraire». Qualifiant leur vision de plus positive, d’autres auteurs y voient plutôt «une expression de l’autonomie privée et de la liberté reconnue aux associations de s’organiser comme elles l’entendent». Quoi qu’il en soit, le texte légal laisse place à des situations qui peuvent sembler choquantes, en compliquant grandement les moyens de défense des personnes visées par une exclusion, lesquelles voient les possibilités d’invoquer leurs droits devant le juge très limitées.
Bien entendu et comme évoqué en introduction, l’interdiction de l’abus de droit constitue une limite. Sont ici envisagées les exclusions qui ne seraient qu’un prétexte, une vengeance ou plus largement lorsque l’association utilise l’institution de l’exclusion contrairement à son but, soit la protection des objectifs sociaux.
Le droit d’être entendu comme limite à la liberté
Les articles régissant les associations sont muets quant à des mesures de protection, voire les limitent. Malgré cela, la doctrine, se basant sur la jurisprudence fédérale, recense une autre limite que celle de l’interdiction de l’arbitraire pour protéger les droits des sociétaires exclus ou en voie de l’être. Il s’agit du droit d’être entendu préalable à l’exclusion.
En effet, une majorité d’auteurs affirme que l’organe compétent doit respecter le droit d’être entendu du sociétaire avant de prendre sa décision.
Sur l’étendue de ce droit, les incombances posées par la jurisprudence restent modestes pour l’association, puisqu’il «suffit que le membre puisse faire valoir ses moyens de défense sous n’importe quelle forme». L’arrêt dont est tirée cette citation traite d’un droit d’être entendu du membre «avant que son exclusion ne soit définitivement prononcée». Cette formulation est un peu malheureuse. Elle laisse faussement entendre que dans l’attente de son audition, une sorte d’exclusion temporaire ou partielle serait en vigueur. Or, l’exclusion est un acte formateur, qui ne saurait être partiel. Elle déploie ses effets immédiatement, qu’une audition ait lieu ou pas. Seule la question de l’annulation judiciaire de l’exclusion est envisageable pour ce grief.
Le Tribunal fédéral a également pris soin de préciser que «le membre d’une association ne [jouit] pas du droit d’être entendu de la même façon qu’une partie dans un procès civil ou qu’un fonctionnaire dans une instance disciplinaire». Cet arrêt a donc considérablement limité ce qui peut être attendu d’un membre pour son audition, qui peut par exemple faire l’objet d’une brève discussion.
Les juges fédéraux ont également estimé que, dans certains cas, un tel droit n’est pas nécessaire. Il n’est par exemple pas critiquable qu’une exclusion soit effectuée sans audition lorsque les prémisses de celle-ci sont établies d’une manière qui ne peut donner lieu à aucune contestation.
Quoi qu’il en soit, il est considéré par des auteurs que ce droit «doit être respecté même lorsque les statuts prévoient l’exclusion sans indication de motifs», et ce même si cette obligation paraît «curieuse».
Pour fonder cette position, il est fait référence principalement à l’arrêt du Tribunal fédéral 90 II 346 du 23 octobre 1964.
Celui-ci reprend une jurisprudence plus ancienne encore au sujet de l’exclusion d’un membre d’une société coopérative. À cette occasion, le Tribunal fédéral a considéré que «le droit du sociétaire de se défendre avant qu’il puisse être exclu constitue un droit primordial dont la violation entraîne l’annulation de la décision d’exclusion comme irrégulière ou même comme arbitraire au point de vue formel».
Dans l’arrêt de 1964, ledit droit d’être entendu est repris pour les associations et son étendue précisée. Les juges lui donnent aussi pour fondement le droit non écrit, la Constitution fédérale en vigueur à l’époque ne consacrant pas de droit d’être entendu.
Cet arrêt a été cité quelques fois dans d’autres décisions du Tribunal fédéral, mais l’arrêt le plus récent reprenant expressément les considérations sur le droit d’être entendu date apparemment de 1992. Les autres arrêts traitant de l’exclusion y faisant référence mentionnent cet arrêt plus généralement, pour rappeler que des règles formelles ou l’abus de droit peuvent faire échec à une exclusion donnée sans indications de motifs.
Hans Michael Riemer recense des décisions de justice cantonales disparates quant à cette question, mais on remarque qu’aucune de celles-ci n’est postérieure à 1989.
Ainsi, la source prétorienne sur laquelle se fonde le droit d’être entendu préalable apparaît comme très ancienne et peu reprise dans un contexte récent. Singulièrement, on ne trouve pas de développements dans la jurisprudence fédérale à ce sujet depuis l’adoption de la Constitution fédérale de 1999, ayant codifié le droit sur lequel le Tribunal fédéral s’appuie. On peut donc s’interroger sur l’effectivité de ce droit et se demander si le Tribunal fédéral confirmerait sa jurisprudence, plus de 25 ans après en avoir fait mention pour la dernière fois.
Analyse dans le contexte actuel
Pour savoir si le droit d’être entendu est un vestige du passé ou si celui-ci pourrait s’intégrer à l’ordre juridique actuel, il convient en premier lieu de noter que la source du droit a changé en ce sens qu’elle s’est formalisée. La question sera examinée dans cette section, en traitant du lien entre l’exclusion et le droit d’être entendu stricto sensu, le droit de la personnalité et le principe de la proportionnalité.
De droit non écrit en 1964, le droit d’être entendu a acquis dans l’intervalle le statut de droit constitutionnel et il est désormais protégé par l’art. 29 al. 2 Cst.
Si la jurisprudence a déduit de l’art. 29 al. 2 Cst. le droit des parties d’être informées et de s’exprimer sur les éléments pertinents d’un litige avant qu’une décision touchant leur situation juridique soit prise, il n’en demeure pas moins que ces obligations s’adressent à l’État, plus précisément à «toute personne assumant une tâche publique».
L’art. 29 Cst., en tant que garantie procédurale imposant à l’État «certaines modalités de comportement», ne déploie pas d’effet horizontal direct.
À teneur même d’un des arrêts sur lesquels se fondent les auteurs considérant qu’un droit d’être entendu préalable existe, ce droit n’est au contraire pas assimilable aux droits procéduraux applicables en justice.
On peut donc supposer que la formalisation du droit d’être entendu dans la Constitution fédérale a restreint le droit constitutionnel non écrit évoqué par les juges fédéraux de 1964. Il paraît ainsi peu probable que le Tribunal fédéral s’appuie sur une telle source pour confirmer le droit d’être entendu aujourd’hui.
Si la garantie constitutionnelle est à exclure, il n’en demeure pas moins que d’autres dispositions de droit matériel pourraient faire obstacle à une exclusion sans audition préalable.
On pense particulièrement aux droits de la personnalité consacrés par le code civil.
Or, les juges fédéraux ont eu l’occasion de s’exprimer sur les liens entre l’art. 72 CC et l’art. 28 CC dans un arrêt du 9 décembre 2004.
Dans cet arrêt, le Tribunal fédéral conduit une analyse historique et téléologique relativement poussée de l’art. 72 CC. Parmi les considérants, il est évoqué que «le législateur historique a pris pour référence une autonomie de l’association aussi étendue que possible, en particulier en ce qui concerne la liberté d’exclusion». Toujours s’agissant du législateur, les juges indiquent que «celui-ci a voulu que l’autonomie de l’association en matière d’exclusion prime le droit de la personnalité des sociétaires et a justifié cette solution notamment par la liberté d’adhésion».
Pour terminer de justifier cette position, il est rappelé que «ce ne sont pas toutes les atteintes à la personnalité qui justifient une intervention du juge mais seulement celles qui sont illicites. Et précisément dans le cas présent, l’exclusion de l’association fondée sur une disposition statutaire conforme n’est pas illicite, car l’art. 72 al. 1 CC confère en principe à l’association le droit de prononcer une exclusion et par là le droit de porter atteinte à la personnalité de ses membres».
C’est ainsi qu’il apparaît difficile, vu la primauté de la liberté d’exclusion sur les droits de la personnalité, de justifier d’un droit d’être entendu par la protection conférée par les art. 28 ss. CC.
Le dernier principe utilisé pour motiver un droit d’être entendu est celui de la proportionnalité.
Dans le commentaire bernois du code civil, Hans Michael Riemer estime que le principe de proportionnalité plaide en faveur dudit droit, se référant à un arrêt du Tribunal fédéral de 1988. Les juges fédéraux y estiment en effet qu’«il y a lieu d’adopter le principe de la proportionnalité pour déterminer si l’application des règles de procédure n’aboutit pas en réalité à entraver l’application du droit. Aussi bien peut-on distinguer, parmi les règles de procédure que s’impose une association dans ses statuts, celles qui sont essentielles et celles qui sont sans importance, et, parmi les violations possibles de ces règles de procédure, des violations graves, d’une part, et des violations légères, d’autre part».
D’emblée, il apparaît que la situation qui fait l’objet de ce considérant est différente de celle examinée dans le présent article. En effet, ce n’est ici pas l’association qui cherche à s’imposer une règle dont on devrait examiner, avec proportionnalité, si elle est essentielle ou non. Le droit d’être entendu est au contraire une règle qui – si elle n’apparaît pas dans les statuts – n’est pas de sa volonté. Se demander si une règle qu’elle n’a pas souhaité intégrer dans ses documents fondamentaux et qui n’existe pas dans la loi est essentielle pour une association paraît absurde.
On partage certes l’avis de Hans Michael Riemer sur le fait que l’intérêt de l’association à ne pas procéder à une audition, soit une économie modeste de temps et d’efforts, est minime par rapport aux intérêts de la personne exclue. Il est également exact qu’une exclusion sans indication de motif ni audition préalable est en soi méprisante et porte atteinte aux droits personnels de la personne exclue.
Il n’en demeure pas moins que cette disproportion n’atteint pas le seuil de l’abus de droit et que le Tribunal fédéral, en sus d’avoir qualifié l’atteinte à la personnalité de licite, a repris à son compte le principe selon lequel «celui qui adhère à une association avec une telle disposition statutaire ne doit pas se plaindre s’il en est affecté par la suite».
Le principe de proportionnalité est donc insuffisant à créer une obligation de forme pour l’association dans le domaine de l’exclusion.
Une approche différenciée
Il faut tout de même noter que le Tribunal fédéral a développé, dans sa jurisprudence, une différenciation des devoirs de l’association envers ses membres en fonction des buts ou de la structure de celle-ci.
C’est ainsi que les associations qui sont des organisations professionnelles, corporatives, donc des associations économiques, ne jouissent pas, en matière d’exclusion de leurs membres, de la pleine autonomie conférée par l’art. 72 al. 2 CC. Ainsi, «lorsqu’une association se présente publiquement et face aux autorités ainsi qu’aux clients potentiels de ses membres en tant qu’organisation compétente de la corporation professionnelle ou de la branche économique concernées, elle ne peut pas réclamer pour elle-même une autonomie en matière d’exclusion selon l’art. 72 al. 2 CC aussi étendue qu’une association amicale».
Cette différence est justifiée, car le législateur ayant édicté le droit de l’association «imputait à celle-ci un but purement idéal, c’est-à-dire non économique». Dans ces cas non prévus initialement, le droit d’exclure d’une association exige des limitations et le droit d’être entendu pourrait bien en faire partie, pour garantir notamment la liberté économique.
La jurisprudence sur la question ne traite cependant pas spécifiquement de la question du droit d’être entendu.
Conclusion
On l’a vu, si les droits de la personne et les garanties de l’État de droit n’ont pas convaincu les juges fédéraux de placer des limites au droit d’exclure plus étendues que l’abus de droit, la liberté économique prime cependant.
Accorder plus de droits à un individu en tant qu’agent économique qu’en tant que personne dotée d’une dignité est révélateur non seulement de la conception libérale prévalant en Suisse, mais également la réponse à une forme de détournement de l’association en tant que structure juridique.
La protection accordée aux membres exclus est – dans la limite des statuts – dépendante du bon vouloir et du bon sens des organes compétents de l’association.
Il y a fort à parier que le Tribunal fédéral, s’il avait à se prononcer spécifiquement sur la question aujourd’hui pour une association à but strictement idéal, restreindrait la portée des jurisprudences antérieures sur le droit d’être entendu, voire la nierait.
La prudence, combinée au faible investissement que cela représente, devrait cependant conduire les associations à entendre la personne à exclure, faute de réponse prétorienne. ❙
Notes de bas de page voir PDF.