Kaspar Gehring peut enfin souffler. Il a récemment fait part de son soulagement sur le réseau social LinkedIn: «J’ai réussi! Ma thèse sur l’absence de preuve dans les procédures en matière d’assurances sociales est admise».
Les assurances sociales, telles que l’AVS, l’AI, l’assurance-accidents et l’assurance-maladie, doivent examiner les faits fondant un éventuel droit à des prestations avant de se prononcer. À cette fin, les assurés doivent participer à l’établissement des faits et ne disposent que de peu de droits lors de l’instruction menée par une assurance libre de refuser les réquisitions de preuves adressées par l’assuré. Or, le demandeur de prestations supportera les conséquences si les investigations restent superficielles ou si l’assurance conclut qu’il n’existe pas de preuve évidente de maladie ou d’accident.
Kaspar Gehring regrette que les tribunaux ne se soient pas encore prononcés sur les conséquences de l’absence de preuves dans le domaine des assurances sociales. Le Tribunal fédéral estime pour l’heure que le demandeur de prestations supporte le fardeau de la preuve. À l’appui de son raisonnement, notre Haute Cour se réfère à l’art. 8 du code civil (CC). Kaspar Gehring déplore aussi que les tribunaux compétents en matière d’assurances n’aient jamais approfondi la question de l’absence de preuve. Pourtant, les conséquences sont lourdes pour les assurés dès lors privés de toute prestation lorsque l’assurance estime que l’atteinte à la santé n’est pas démontrée.
Lors de l’instruction, l’assureur dispose d’une large marge de manœuvre: il est libre de déterminer la nature et l’étendue des investigations à réaliser, et décidera de la clôture de l’instruction. En conséquence, elle déterminera si les mesures d’investigation suffisent pour exclure tout droit aux prestations faute de preuve démontrant l’atteinte à la santé. Kaspar Gehring ajoute que ces investigations expéditives profiteront essentiellement à l’assurance, qui réalisera des économies.
Une question de coûts pour le système
Au cours des deux dernières décennies, les tribunaux ont créé de nouvelles exigences restreignant l’accès aux prestations. La jurisprudence sur les troubles somatoformes douloureux en est une triste illustration, par exemple. Ainsi, les exigences en matière de preuve et les cas d’absence de preuve n’ont pas cessé d’augmenter.
Kaspar Gehring estime que la règle de l’art. 8 CC sur le fardeau de la preuve ne trouverait application que lorsque le rapport de force entre les parties est équilibré. Tel n’est pas le cas en droit des assurances sociales, où la personne assurée est confrontée à une assurance étatique. En conséquence, il n’y aurait pas lieu d’appliquer l’art. 8 CC en droit des assurances sociales.
Afin de résoudre la problématique du fardeau de la preuve, Kaspar Gehring propose d’introduire le principe selon lequel le «doute profite à l’assuré en droit des assurances sociales». Une nouvelle notion découlant du principe in dubio pro reo du droit pénal. Ainsi, l’assurance devra trancher en faveur de l’assuré si elle ne parvient pas à déterminer si l’atteinte à la santé cause une incapacité de gain. L’assurance devra donc conclure à l’incapacité de gain de l’assuré et verser une rente à ce titre.
Selon Kaspar Gehring, une telle approche permettrait d’assurer le respect du principe cardinal du droit des assurances sociales, soit la protection des individus contre les risques sociaux. L’avocat spécialisé ajoute que l’état de fait resterait rarement non élucidé lorsque l’enquête est réalisée conformément à la loi. Kaspar Gehring propose en outre une alternative à l’application du principe selon lequel le doute profite à l’assuré. Ainsi, des «mesures moins radicales» sont envisageables, telles que le renforcement des droits des parties lors de l’établissement des faits.
Les propositions de Kaspar Gehring divisent les spécialistes en droit des assurances sociales. L’ancien juge fédéral Ulrich Meyer critique ces suggestions et défend l’application analogique de l’art. 8 du CC en droit des assurances sociales. Le principe in dubio pro reo en droit pénal répond à un besoin de protection accru en raison de la possible mise en œuvre de mesures de contrainte portant atteinte à la liberté.
Cette grave atteinte des droits fondamentaux explique la mise en place de garde-fous, à l’instar du principe in dubio pro reo qui entraîne un renversement du fardeau de la preuve. Un tel procédé ne serait pas judicieux pour des prestations d’assurance. Ulrich Meyer estime par ailleurs que les coûts générés par cette proposition ne peuvent pas être supportés par le système en raison des nombreux cas où l’atteinte à la santé ne peut pas être démontrée.
Basile Cardinaux, professeur de droit des assurances sociales à l’Université de Fribourg, tire des conclusions similaires. Il reconnaît le problème de fond, soit le rôle de l’assurance qui collecte les moyens de preuves, mais n’assume pas les conséquences de l’absence de preuves. Il estime qu’il n’existe pas de meilleure alternative à l’heure actuelle. Un renversement du fardeau de la preuve entraînerait une présomption au versement de prestations d’assurance lorsque l’assuré affirme remplir les exigences de manière crédible.
La thèse de Kaspar Gehring rencontre un écho favorable dans la profession. Hardy Landolt, avocat inscrit au barreau du canton de Glaris et professeur titulaire, partage ce point de vue. En pratique, la demande d’indemnisation fait souvent suite à une expertise médicale du médecin traitant. «Il est particulièrement frustrant de constater que les évaluations des médecins traitants sont de plus en plus souvent contestées ou considérées comme partiales par les assurances, alors qu’il s’agit de l’opinion de spécialistes.» Dans ces circonstances, il est justifié que les documents médicaux initialement présentés prévalent lorsqu’il est difficile d’établir les faits ou que les preuves manquent.
Massimo Aliotta, avocat à Winterthour, fait état de ces expériences où l’assurance n’a pas pu entièrement clarifier la situation. «De tels scénarios peuvent se présenter lorsque l’incapacité survient longtemps après l’accident.»
L’assurance se retrouve dans l’impossibilité d’élucider le cas malgré ses importantes ressources pour diligenter une enquête. En pareille situation, l’application analogique de la disposition de droit civil traitant du fardeau de la preuve reste la seule alternative. Il en résulte que la visée protectrice des assurances sociales est vidée de sa substance.
Trop de pouvoir au détriment des assurés
L’avocate spécialisée en droit des assurances sociales Stéphanie C. Elms confirme une tendance à l’augmentation des entraves en droit des assurances sociales, que ce soit par le biais d’une jurisprudence toujours plus stricte ou en raison de la complexité des pathologies. «Le COVID long illustre bien les difficultés des individus à faire valoir leurs droits. Souvent, même les médecins peinent à s’accorder. L’avocate estime qu’un allègement des exigences en matière de preuves serait bienvenu.
La professeure émérite et spécialiste du droit des assurances sociales Gabriela Riemer-Kafka ne souhaite pas se prononcer avant d’avoir lu la thèse. Elle estime toutefois qu’il est nécessaire d’agir dans le domaine des assurances sociales. «Les assurances sociales disposent d’un peu trop de pouvoir, ce qui prétérite les assurés»… puisque l’assurance détermine l’état de fait et décide de la fin des investigations. Gabriela Riemer-Kafka considère que l’analyse de Kaspar Gehring est bienvenue et permettra de lancer la discussion sur le sujet.