Surveillance des communications téléphoniques en Russie soumise à un contrôle abstrait
Le 4 décembre 2015, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) a décidé que le droit au respect de la vie privée et de la correspondance du citoyen russe Roman Zakharov, tel que garanti par l’art. 8 CEDH, avait été violé par le système d’interception secrète des communications de téléphonie mobile en Russie. Le requérant est rédacteur en chef d’une maison d’édition à Saint-Pétersbourg et reçoit diverses prestations de la part de services russes de communication. Devant les tribunaux russes, il faisait valoir que les opérateurs de réseaux mobiles en Russie étaient tenus, de par la loi, de concevoir leurs installations techniques de telle manière que les services russes de sécurité pouvaient avoir accès à ces communications. En avril 2006, un tribunal russe rejeta la plainte de M. Zakharov, considérant en particulier qu’il n’avait pas démontré que ses conversations téléphoniques avaient été interceptées ou que les opérateurs de réseaux mobiles avaient transmis des informations protégées à des personnes non autorisées. La simple possibilité technique que des communications soient interceptées ne représentait pas une atteinte aux droits du recourant.
En octobre 2006, le recourant introduisit une requête à Strasbourg. Il se plaignait, en particulier, de la possible surveillance de ses communications mobiles et, invoquant par ailleurs l’art. 13 CEDH (droit à un recours effectif), de ne pas disposer, au niveau national, d’une voie de recours effective pour contester la législation russe prévoyant cette surveillance. Au vu de l’importance juridique de l’affaire, elle a été transmise en mars 2014 à la Grande Chambre de la Cour. Celle-ci a tout d’abord jugé que M. Zakharov pouvait se prétendre victime d’une violation de la Convention, car la législation litigieuse représentait une mise en danger abstraite de l’art. 8 CEDH. Puis, la Cour a examiné les dispositions entraînant une violation de cet article Les procédures relatives à la conservation des données interceptées, la possibilité d’intercepter des communications sans mandat judiciaire et le fait que l’ordre interne n’offre pas de recours effectif à la personne qui pense avoir fait l’objet d’une surveillance secrète sont des points où le cadre juridique est défaillant. Eu égard à ces défaillances, la Cour juge que le droit russe ne satisfait pas à l’exigence relative à la «qualité de la loi» et n’est pas à même de limiter l’interception de communications à ce qui est «nécessaire dans une société démocratique». Dès lors, la Grande Chambre a décrété qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention, par seize voix contre une. L’opinion dissidente de la juge lettone Ineta Ziemele portait sur le dédommagement, qu’elle jugeait trop bas, et non sur la violation de l’art. 8 CEDH.
(Arrêt de Grande Chambre N° 47143/06 Roman Zakharov contre Russie du 4.12.2015)
Entraide administrative en matière fiscale entre la Suisse et les USA conforme à la Convention
La Cour a décidé le 22 décembre 2015, à l’unanimité, que les procédures d’entraide fiscale entre la Suisse et les Etats-Unis concernant la livraison de données bancaires d’un client saoudien et américain de UBS SA n’avaient entraîné aucune violation de la vie privée et de l’interdiction de discrimination (art. 14 combiné avec art. 8 CEDH). Selon l’Accord entre la Suisse et les Etats-Unis concernant la demande de renseignements relative à UBS SA, l’Administration fédérale des contributions (AFC) jugeait que toutes les conditions étaient réunies pour accorder l’entraide administrative à l’IRS (Internal Revenue Service, administration fiscale américaine) et ordonner que lui soient fournis les documents relatifs au recourant édités par UBS SA. Après que le recourant a tenté, en vain, de convaincre du contraire le Tribunal administratif fédéral et le Tribunal fédéral, les informations portant sur son compte bancaire ont été transmises à l’IRS le 14 décembre 2012.
La Cour constate, tout d’abord, que l’accord de coopération administrative constitue une base légale suffisante, et donc que l’ingérence était prévue par la loi au sens de l’art. 8 II CEDH. Elle examine ensuite si cette ingérence poursuivait un but légitime et était nécessaire dans une société démocratique. La Cour relève que le secteur bancaire représente une branche économique importante pour la Suisse. Les prétentions des autorités fiscales américaines contre les banques suisses pouvaient mettre en danger la survie même de UBS SA, acteur important de ce secteur et employeur d’un nombre considérable de personnes; d’où l’intérêt, pour la Suisse, de trouver un règlement juridique efficace avec les Etats-Unis en poursuivant ce but légitime.
La Cour constate, en outre, que seules des informations purement financières, non liées étroitement à l’identité du requérant, ont été transmises. Ayant bénéficié de deux instances de recours, il avait à sa disposition plusieurs garanties effectives et réelles d’ordre procédural pour contester la remise de ses données bancaires et, dès lors, le protéger contre une mise en œuvre arbitraire des accords conclus entre la Suisse et les Etats-Unis. Il n’y a donc ni violation de l’art. 8 CEDH, ni violation de l’art. 14 CEDH combiné avec le précédent.
(Arrêt de la 3e Chambre N° 28601/11 «G.S.B. contre Suisse» du 22.12.2015)
L’accès à YouTube protégé par le droit à la liberté d’expression
Le 1er décembre 2015, la Cour a dû trancher la question de savoir si un blocage de l’accès au service internet YouTube constituait une atteinte au droit à la liberté d’expression selon l’art. 10 CEDH. Les requérants Serkan Cengiz, Yaman Akdeniz et Kerem Altiparmak enseignent le droit dans diverses universités turques. Lorsque le Tribunal pénal d’Ankara, en 2008, bloqua le recours à YouTube, en raison de fichiers vidéo qui outrageaient la mémoire d’Atatürk, les requérants firent en vain opposition à cette décision. Les tribunaux turcs estimèrent que les requérants n’avaient pas qualité pour la contester. La Cour se prononce d’abord sur cette légitimation et parvient à la conclusion que les requérants doivent avoir, pour leur travail, un libre accès aux ressources de l’internet. Elle souligne l’importance d’un accès non limité à ce réseau, afin de garantir la libre formation de l’opinion au sein de la société. Ainsi, les requérants sont légitimés à saisir la Cour.
Dans un second temps, la Cour analyse la base légale sur laquelle repose le blocage de YouTube. Elle parvient à la conclusion que la base légale en cause ne suffisait qu’à bloquer certains contenus déterminés, mais non l’intégralité d’un service. De ce fait, le blocage de YouTube ne reposait pas sur une base légale suffisante, entraînant une violation de l’art. 10 CEDH. La proportionnalité de la mesure et le fait de poursuivre un but légitime n’ont pas été examinés.
(Arrêt de la 2e Chambre N° 48226/10 et N° 14027/11 Cengiz et autres contre Turquie du 1.12.2015)