plaidoyer : La question de l’asile occupe les devants de la scène politique et les médias, est-ce justifié?
Cesla Amarelle: Les enjeux de l’asile embrasent tout le spectre politique alors que les personnes dans le processus d’asile ne représentent que 2,3% de la population résidante en Suisse. Ce déséquilibre entre la réalité d’un phénomène et sa perception n’est pas limité à la Suisse et fait croire à un sentiment d’urgence, avec pour conséquence le sentiment de devoir agir tout de suite.
Par exemple à Boudry, les problèmes de sécurité voire le sentiment d’insécurité découlent, principalement, du désœuvrement dans lequel sont laissés des requérants d’asile entre 18 et 25 ans sans activité véritable et sans structure journalière réelle au milieu d’une zone périurbaine éloignée de tout. Pour y faire face, il faudrait analyser la situation de manière pragmatique en prévoyant, par exemple, des programmes d’occupation pour ces personnes au lieu de procéder à une stigmatisation gratuite.
Mauro Poggia: Bien évidemment, l’instrumentalisation de part et d’autre de la problématique porte la question de l’asile sur le devant de la scène. Si un suicide survient, les défenseurs de la cause des migrants souligneront des problèmes de maltraitance dans les centres d’asile. Et une agression sera mise en exergue par les partisans d’une politique stricte en matière d’asile. J’en conviens, l’intérêt pour ce sujet est inversement proportionnel au pourcentage de la population concernée, d’où une volonté du pouvoir politique et du Secrétariat d’État aux migrations (SEM) de prouver que les mesures nécessaires sont prises.
Quant au centre fédéral d’asile de Boudry, l’adoption de mesures sécuritaires ne saurait suffire. On comprend bien que ces mesures sécuritaires sont souvent la conséquence d’une incapacité préalable dans la prise en charge. J’espère que d’autres mesures seront prises, car ces situations de violence collective alimentent un discours de plus en plus dur ouvrant la voie vers des démarches plus expéditives à l’encontre des requérants d’asile.
plaidoyer : De nombreuses interventions parlementaires illustrent les craintes concernant le permis S. Que pensez-vous de ces réactions?
Mauro Poggia: Le Conseil fédéral a activé le permis S pour permettre de répondre à des besoins qui ne pouvaient pas être comblés dans le cadre de la procédure d’asile. Si ces personnes avaient emprunté le circuit usuel, elles se seraient retrouvées dans une situation de permis F. Elles auraient donc été aussi admises provisoirement sans disposer de la qualité de réfugié avec une décision de renvoi inexécutable en raison de la guerre. Une lourde procédure aurait ainsi été engagée pour des résultats équivalents à cette délivrance «industrielle» de permis S.
Bien évidemment, cette solution n’est fonctionnelle que pour une durée prévisible. Ce n’est pas le cas pour l’heure, un renouvellement de deux ans pouvant être envisagé en 2025. En fonction de l’évolution de la situation en Ukraine, des anciens combattants pourraient venir rejoindre leur famille. Une réponse devra dès lors être trouvée pas seulement par la Suisse mais par l’ensemble de l’Union européenne.
Cesla Amarelle: Je peux comprendre une certaine fébrilité mais je ne pense pas que la majeure partie des propositions parlementaires soient bien ciblées. Le statut S a été activé en février 2022 pour deux raisons. D’abord, pour éviter d’engorger le système d’asile sachant que la situation diffère par rapport à la crise migratoire de 2015 vu la proximité géographique de l’Ukraine et le caractère exceptionnel de la situation (agression russe de l’Ukraine). Les systèmes d’asile de la Pologne, de l’Autriche et d’autres pays, y compris de la Suisse, risquaient d’être rapidement engorgés.
Ensuite, l’interprétation très stricte des pays européens de la Convention de Genève sur les réfugiés exclut de protéger les réfugiés de guerre. Les États ont donc dû activer ce statut de protection provisoire. On peut préciser que plusieurs types de protection ont été créés pour des situations survenues après 1951. Il en existe trois types aujourd’hui: la protection statutaire, subsidiaire (livret F) et temporaire (livret S). Au vu des enjeux liés à l’intégration et compte tenu de nos expériences passées, il est indispensable de faire en sorte que les réfugiés ukrainiens puissent sortir de ce statut temporaire.
Dans le domaine de l’intégration, la fenêtre temporelle pour s’intégrer est brève et ne dure que quelques années. Ce constat peut aussi être dressé pour les titulaires du livret F: en raison de leur statut précaire, les personnes concernées ne parviennent pas à trouver un logement, un travail et rencontrent des difficultés à parler fréquemment la langue locale en raison des incertitudes dans lesquelles les placent le système d’asile suisse.
Une impulsion politique forte est nécessaire en matière d’intégration. Parmi les 65'000 personnes en provenance d’Ukraine qui résident actuellement en Suisse, j’évalue à plus de 50% celles qui vont rester durablement. À mon avis, le Conseil fédéral et le SEM sous-estiment ce chiffre en l’évaluant à seulement 15'000 personnes.
plaidoyer : Le débat parlementaire devrait dès lors être centré sur l’intégration des titulaires du permis S, n’est-ce pas?
Mauro Poggia: Je pense que l’intégration est la seule problématique qui a un sens. Effectivement, tout ce système a finalement pour objectif de permettre aux personnes dont on a besoin de venir s’établir en évitant les personnes qui resteront à charge de la collectivité. Peu importe l’origine des migrants dès lors qu’ils sont formés ou peuvent être formés pour combler des lacunes prévisibles dans les décennies à venir. Il faut faire preuve de pragmatisme et éviter d’adopter des textes sous l’émotion de l’actualité en éludant une vision à moyen et à long terme sur l’arrivée des migrants. Personne ne peut nier que la Suisse a été renforcée par l’immigration.
C’est toujours plus facile de le reconnaître a posteriori que de le favoriser sur le moment. Tirer les leçons du passé peut s’avérer compliqué face au souhait d’éviter un afflux massif de personnes générant une réaction négative de la population. Les politiques sont conscients du besoin de main-d’œuvre. Il est nécessaire de disposer d’une législation permettant à tout moment de légitimer les processus et de démontrer qu’un «tri» est effectué entre les migrants attirés par la richesse économique de la Suisse et sans véritable volonté de s’intégrer et ceux qui viennent pour des raisons humainement justifiées donner un meilleur avenir à leur famille.
plaidoyer : Une vision globale serait-elle nécessaire? La Confédération ne doit-elle pas donner l’impulsion en créant un cadre fédéral contraignant pour favoriser l’insertion?
Mauro Poggia: Les cantons ne sont pas égaux: les cantons urbains ont un taux d’occupation plus bas que les cantons disposant d’une économie agricole. À ces difficultés s’ajoutent des entraves administratives. Parallèlement, la crainte que cette augmentation de l’employabilité des migrants ne bouscule le partenariat social reste une préoccupation constante.
Cesla Amarelle: Depuis la Première Guerre mondiale, la Suisse est devenue un pays d’immigration. Les soldes positifs en matière d’immigration le démontrent. Il faut veiller pour le statut S à ne pas reproduire les mêmes erreurs que par le passé comme avec le statut F. Effectivement, l’admission provisoire reste très difficile à gérer pour les personnes concernées. Les taux d’intégration demeurent très bas pour les titulaires du statut F. Pendant les années clés, soit durant les cinq premières années de leur présence en Suisse, on a empêché leur intégration sur le marché du travail en entravant leur mobilité professionnelle ou en les soumettant à un mécanisme d’autorisation de travail.
Mauro Poggia: Avec une argumentation absurde: s’il travaille, il s’intègre, et s’il s’intègre, il ne veut plus partir.
plaidoyer : Quels mécanismes mettre en œuvre pour assurer l’intégration des personnes titulaires d’un permis S ou F?
Cesla Amarelle: Il faut supprimer toutes les entraves à l’intégration des titulaires du permis S. Le Conseil des États a soutenu une motion visant le remplacement de l’obligation d’autorisation pour exercer une activité lucrative par la simple annonce pour les titulaires du permis S. Ces mesures visant à accélérer l’intégration professionnelle doivent néanmoins être accompagnées d’une politique d’intégration intelligente avec une prise en compte des capacités effectives de la personne afin qu’elle puisse se projeter dans la durée.
Pour l’heure, l’objectif du Conseil fédéral visant à atteindre un taux d’emploi de 40% pour la fin 2024 risque d’être très difficile à atteindre. Il s’agit d’une période clé pour éviter de reproduire le même schéma qu’avec les Kosovars au début des années 2000 ou avec les statuts F. S’agissant des bénéficiaires du statut S, il existe déjà des signaux d’alerte. Si aucune mesure n’est prise, 65'000 personnes risquent de ne pas bien s’intégrer. Il ne faut pas reproduire les mêmes erreurs commises avec le permis F. Depuis 2014, le Conseil fédéral a recherché des solutions concernant les bénéficiaires de ce permis.
Malheureusement, aucun compromis politique n’a pu être trouvé. Aujourd’hui, les titulaires du livret F se retrouvent dans un entre-deux où l’aide sociale et la mobilité professionnelle réduites et l’employabilité temporaire constituent autant d’entraves à l’intégration.
Mauro Poggia: Il serait important de franchir un pas psychologique et de supprimer le permis F pour le remplacer par un permis B particulier. Cela fluidifierait la relation entre le demandeur d’emploi et l’employeur potentiel et rendrait les titulaires du permis F plus attractifs sur le marché du travail. Un permis B humanitaire a du sens, vu qu’entre 80 et 90% de ces personnes resteront en Suisse. Elles se trouvent dans une situation précaire alors que nous avons tout intérêt à ce qu’elles s’intègrent au plus vite.
Ces migrants pourraient ainsi devenir économiquement indépendants. Il est toutefois compréhensible que le demandeur d’asile débouté qui ne peut pas partir puisse être temporairement dans un «sas administratif» pour une durée dépendant davantage de sa situation personnelle que des termes fixes et rigides. Cette période pourrait être mise à profit pour savoir s’il pourra finalement apporter sa contribution à la société. Pour l’heure, le permis F est un tampon stigmatisant qui empêche la personne de s’intégrer, ce qui est absurde.
Cesla Amarelle: En plus, le statut B humanitaire permettrait aux personnes de se projeter dans le long terme. Dans l’idéal, une passerelle vers un statut B humanitaire devrait être créée pour les titulaires des permis S et F pour éviter toute discrimination systémique entre les deux types de statuts. Aujourd’hui, les tribunaux et le SEM interprètent très strictement le statut B cas de rigueur prévu aux articles 14 LAsi et 30 LEI. En conséquence, seuls les profils d’exception sont admis. L’expérience genevoise, par le biais du programme Papyrus, a démontré son efficacité pour les travailleurs. Un programme limité dans la durée de type légal ou infralégal serait une solution pour assouplir quelque peu l’interprétation de ces dispositions.
plaidoyer : Comment expliquer qu’aucune refonte du système de statut ne soit envisagée?
Mauro Poggia: La difficulté réside aussi dans les obstacles politiques, soit le besoin de cataloguer les migrants pour démontrer qu’un tri est opéré. Nous devons respecter le droit international et, sur ce point, le statut de réfugié devra être maintenu. Les permis S et F pourraient être admis dans une catégorie unique favorisant l’intégration. Finalement, la lettre figurant sur le permis importe peu. L’élément pertinent concerne le fait de savoir si la personne est psychologiquement prête à s’intégrer, si elle en a les capacités et si la Suisse considère que son comportement le justifie.
La Suisse devrait dès lors donner les moyens à ces personnes de s’intégrer. Or, le fédéralisme, avec ses lois fédérales, ses lois cantonales d’application et ses centres fédéraux dont la gestion est déléguée aux cantons, fractionne la prise en charge des personnes. Il en résulte des difficultés pour permettre cette approche individuelle sur la recherche de la volonté et de la capacité de la personne avec, pour conséquence, une perte de temps entravant l’intégration.
plaidoyer : Pour quelle raison ces problématiques, connues de longue date, ne sont-elles pas encore résolues?
Cesla Amarelle: Dans le domaine de l’asile, une vision pragmatique est indispensable. Le défi majeur consiste à intégrer des personnes qui ne peuvent pas être renvoyées car elles viennent d’un pays en guerre. Pour optimiser leur intégration, un permis solide dans la durée du point de vue de l’employeur, des cours de langue et un logement sont nécessaires pour garantir l’autonomisation de la personne.
Ce travail d’insertion doit être réalisé durant les cinq premières années après l’arrivée. Pour ce faire, des perspectives à long terme dans le pays sont indispensables pour éviter un entre-deux néfaste pour l’intégration. Toutes les études démontrent que l’incertitude créée par le statut temporaire génère des restrictions importantes à l’intégration.
plaidoyer: L’intégration ne semble pas être le point central de la politique migratoire, n’est-ce pas?
Cesla Amarelle: En effet, les dispositions dans la LEI sont particulièrement dures pour les permis B et C. Par exemple, la naturalisation n’est accessible qu’aux titulaires du permis C. Les bénéficiaires de l’aide sociale ne pourront en aucun cas en tirer parti. La dureté du système fait que le parcours migratoire est semé d’embûches. Une volonté politique claire et orientée vers de véritables résultats serait nécessaire pour démontrer que des aides existent notamment par le biais des programmes d’intégration et par une souplesse dans l’interprétation de certains éléments.
Or, cette volonté politique est absente pour l’heure pour des raisons idéologiques ou électoralistes. Comme vous l’avez relevé, les nombreuses interventions parlementaires prouvent cette volonté d’augmenter les entraves.
plaidoyer: Les Ukrainiens qui resteraient plus de cinq ans seraient au bénéfice d’un permis B délivré à nouveau à titre temporaire. Est-ce que cela a toujours un sens?
Cesla Amarelle: Non. Il faut sortir de cette temporalité à un moment donné, car c’est une situation très inconfortable et psychologiquement nuisible. À mon avis, ce système prévoyant la prolongation annuelle du statut S jusqu’en 2027 puis un passage vers un B temporaire constitue une entrave à l’intégration.
plaidoyer : Le Pacte sur la migration et l’asile prévoit un durcissement de la politique migratoire. Cela ne risque-t-il pas d’influencer fortement la politique suisse?
Mauro Poggia: L’échec de cette politique de premier État d’accueil était prévisible. La réaction de l’Italie, certes excessive, était compréhensible. La population italienne ne pouvait pas comprendre l’inaction généralisée. Il est normal qu’il soit réclamé que tous les pays de l’UE fassent leur part. Et il en va de même pour la Suisse. Notre pays tente de rendre le séjour plus difficile, notamment par le biais de l’accélération des procédures. Ce qui a eu pour impact de transférer les flux vers l’Allemagne avec les tensions interétatiques en résultant. Cette interdépendance fait que la politique européenne continentale influencera nos orientations dans le domaine migratoire.
Cesla Amarelle: Il ne faut pas omettre que la Suisse est l’une des principales bénéficiaires du système de Dublin. Les avantages sont supérieurs aux obligations incombant à la Confédération. Le Pacte sur la migration et l’asile reprend le système des hotspots. Or, ce mode opératoire ne fonctionne pas bien, comme le prouve la situation en Grèce. Malheureusement, l’UE n’a trouvé que cette solution comme base de compromis entre les 27 États membres.
Ce maintien des hotspots à la périphérie de l’Union européenne traduit une volonté de procéder à un tri avec une accélération des procédures largement inspirée du système suisse. Or, ce raccourcissement temporel du traitement des demandes comporte des limites, dès lors que le respect des règles procédurales doit être garanti. Pour ma part, j’émets des doutes sur la capacité de l’UE à mettre en place un système de triage dans ces hotspots qui ne viole pas les garanties procédurales.
plaidoyer : Le durcissement généralisé dans le domaine de l’asile se reflète-t-il dans les pratiques actuelles de la Suisse?
Cesla Amarelle: Effectivement, deux points particulièrement problématiques méritent d’être relevés. D’abord, la Suisse est très dure dans l’application des transferts Dublin. Ce qui peut choquer, compte tenu des pratiques moins strictes d’autres États membres de l’UE. La Suisse effectue des transferts Dublin vers la Croatie en appliquant des mesures similaires aux expulsions pénales. Les transferts sont ainsi régulièrement effectués avec le niveau d’exécution 4, soit à bord d’un vol spécial et des mesures de contraintes encadrées par des policiers.
Un récent arrêt du Tribunal administratif fédéral confirme la validité juridique des renvois en Croatie, ce qui prête le flanc à la critique vu qu’il est notoire que la police croate utilise des méthodes inacceptables. Ensuite, l’accélération des procédures d’asile, nommément la mise en œuvre de la procédure en 24 heures visant les personnes provenant d’Afrique du Nord, est problématique à plusieurs titres. Primo, le droit d’être entendu, l’égalité de traitement et la
proportionnalité sont mis à mal, ce qui nuit à la qualité des décisions.
Secundo, cette procédure se fonde sur des critères ethniques en visant spécifiquement des personnes originaires des pays du Maghreb. Tertio, la Suisse péjore ses relations avec les pays transfrontaliers comme l’Autriche ou l’Allemagne, puisque les flux migratoires se reporteront vers leurs frontières.
Mauro Poggia: Effectivement, les comportements inadmissibles aux frontières de la Croatie sont connus, j’avais par ailleurs requis que l’on enquête sur ces faits. Toutefois, les personnes renvoyées dans le cadre de la procédure Dublin arrivent dans la capitale, où les conditions de prise en charge sont correctes, à ma connaissance. Les comportements policiers problématiques se déroulent aux frontières de la Croatie.
Cesla Amarelle: Plusieurs rapports confirment des pushbacks illégaux et des défaillances généralisées, y compris depuis l’intérieur du pays. Selon plusieurs sources bien documentées, les endroits sûrs pour les renvois en Croatie n’existent pas. Cette situation provient du système politique croate et, plus largement, d’une culture juridique qui aboutit à un problème profond et systémique.
plaidoyer : Cesla Amarelle, peut-on assurer, dans le cadre de la procédure 24 heures, que le droit d’être entendu est respecté?
Cesla Amarelle: C’est presque impossible à réaliser. La mise en place de la procédure en 24 heures dans les centres fédéraux d’asile le démontre. En pareil cas, il est compliqué pour la personne migrante d’exposer les motifs fondant sa vulnérabilité lors de l’entretien. Une relation de confiance est indispensable, par exemple pour les migrants persécutés en raison de leur orientation sexuelle.
Par ailleurs, une procédure très rapide implique que certaines personnes se retrouvent dans l’impossibilité d’en comprendre le déroulement et la signification. Souvent, la communication se limite à un panneau ou à un flyer annonçant le rendez-vous pour une première audition en phase préparatoire d’asile, ce qui est insuffisant.
Mauro Poggia: Les droits de la défense ne sont clairement pas garantis, et des problèmes dans l’application de ces règles sont prévisibles. Il s’agit d’un sujet porteur où la classe politique répond à une crainte de la population d’être submergée.
plaidoyer : Quelle est la marge de manœuvre de la Suisse face aux transferts Dublin problématiques?
Cesla Amarelle: La Suisse dispose de moyens pour renoncer à ces transferts en Croatie. Il est possible d’activer la clause de souveraineté prévue dans le règlement Dublin III pour des raisons humanitaires (art. 29a OA1), pour éviter ces transferts.
plaidoyer : La CourEDH a condamné la Grèce et l’Italie pour ces procédures dans les hotspots. Cela va-t-il permettre d’améliorer la situation?
Cesla Amarelle: Heureusement que ce système de la CEDH existe pour mettre en place des garde-fous par rapport aux questions d’asile, largement instrumentalisées politiquement. Les juridictions et les tribunaux ont un rôle à jouer et ne devraient pas attendre une condamnation de la CourEDH. Or, plusieurs jugements du TAF sont critiquables. On pourra ainsi citer l’arrêt avalisant la décision du SEM de suspendre le versement de l’indemnité forfaitaire compensatoire au canton de Neuchâtel, qui avait renoncé à exécuter le renvoi d’une femme enceinte.
Le TF a ensuite débouté le SEM en relevant que des éléments clairs permettaient de conclure à la violation de l’article 8 CEDH en cas d’exécution du renvoi. Quant à l’arrêt soutenant la licéité des renvois vers la Croatie, le TAF ne répond pas clairement concernant les défauts systémiques du système d’asile en Croatie et des pushbacks illégaux à l’encontre des requérants d’asile dans l’ensemble du pays. Or, le manque de profondeur des arrêts du TAF pose un problème de crédibilité de l’ensemble du système juridictionnel vis-à-vis des personnes dans le domaine de l’asile.
Mauro Poggia: Les juges du Tribunal administratif fédéral se fondent sur des rapports de l’Administration fédérale régulièrement actualisés. Il semble compliqué pour les tribunaux de s’écarter de ces évaluations alors que le pouvoir exécutif suisse dispose d’antennes sur place.
Cesla Amarelle: S’agissant des procédures en 24 heures et des renvois vers la Croatie, je veux bien croire que le TAF soit débordé et mis sous pression. Toutefois, des arrêts soigneusement motivés restent essentiels. Ces faiblesses précarisent le système des garanties procédurales.
plaidoyer : Le pouvoir exécutif ne peut-il pas aussi déroger à un régime qui lui semble contraire aux droits humains?
Mauro Poggia: Il importe de ne pas abuser de ce pouvoir d’insoumission cantonale pour ne pas perdre sa crédibilité et conserver un espace de négociation. À Genève, nous avons pu obtenir un permis lors de situations particulières en raison de la relation de confiance avec le SEM.
plaidoyer : La législation actuelle laisse-t-elle une marge de manœuvre suffisante aux autorités pour évaluer les situations individuellement?
Cesla Amarelle: L’intégration s’est muée en une série de devoirs en raison de l’augmentation de la densité normative. L’augmentation de cette densité et la création d’automatismes traduisent une volonté d’entraver la venue de migrants.
Mauro Poggia: Oui, cette densification normative est l’expression de la défiance du Parlement à l’égard de l’exécutif. On veut cadrer le plus possible le travail des autorités pour éviter des implications discutables…
Cesla Amarelle: Ce renforcement normatif a également des effets sur le pouvoir judiciaire. Par exemple, l’article 121 Cst. a pour objectif de limiter l’application de la clause de rigueur par les juges.
Mauro Poggia: Une justice imparfaite est un moindre risque face à une justice automatisée. Cadrer l’activité des juges et faire en sorte qu’ils appliquent un cadre strict revient à exclure la prise en compte des circonstances particulières. C’est en laissant le pouvoir d’examen au juge que l’on obtient des décisions justes. Cette latitude doit également être laissée à l’administration.
Cesla Amarelle: Depuis la Première Guerre mondiale, les pouvoirs exécutifs et judiciaire disposaient d’une marge de manœuvre quasi discrétionnaire dans le domaine migratoire. Le cadre législatif se caractérisait essentiellement par des normes potestatives et des notions juridiques indéterminées. Au nom de l’égalité de traitement et de l’État de droit, ce domaine du droit a été fortement densifié et quelques droits subjectifs ont même été octroyés.
Dès 2010, des automatismes ont été mis en place pour limiter la marge de manœuvre de l’administration et des juges sur l’expulsion des criminels étrangers. Cela s’articule mal avec notre ordre juridique. Il faudrait rétablir un équilibre entre la marge de manœuvre des autorités, la pondération des intérêts, l’égalité de traitement et la prévention de l’arbitraire pour protéger l’État de droit.
plaidoyer : Nous pourrons conclure que la politique migratoire se déshumanise…
Cesla Amarelle: Oui, clairement. Les visions défendues sont uniquement sécuritaires ou managériales. La population a tout de même voté contre l’initiative de mise en œuvre et soutenu le maintien d’une clause de rigueur. Ce qui démontre son attachement à cette capacité des juges et de l’administration à disposer d’une marge de manœuvre et à faire respecter l’État de droit. L’importante limitation initiée en 2010 sur le renvoi des criminels étrangers risque toutefois de servir de source d’inspiration.
Mauro Poggia: Je pense que ce débat ne se limite pas au droit de l’asile. La question migratoire est un sujet tellement sensible politiquement que chacun a voulu faire en sorte de réduire le risque de décisions en contradiction avec le sens souhaité. Il existe une tendance à vouloir corriger des décisions par le cadrage de la loi. Ce qui est regrettable, car l’humanité ne se résume pas à des automatismes.
Dans le domaine de la migration et de l’asile, cette dimension humaine est très importante, d’où la nécessité de tenir compte de chaque cas particulier. Malheureusement, tant le raccourcissement des délais et la réduction des droits procéduraux que la diminution du pouvoir d’appréciation de l’administration déshumanisent ce secteur. Il faut toutefois veiller à éviter des jugements portés par l’émotion, ce qui serait le pire des alliés de ceux qui cherchent le durcissement.
Mauro Poggia
Conseiller aux États (MCG, Groupe UDC), Avocat
Cesla Amarelle
Professeure de droit à l’Université de Neuchâtel, Titulaire de la chaire de droit des migrations
Notes de bas de page voir PDF.
Durcissement généralisé de la politique migratoire
Le 12 avril 2024, le Parlement européen a adopté le Pacte sur la migration et l’asile en réponse à l’échec de la politique migratoire caractérisée par les tensions entre les États membres notamment générée par le mécanisme de solidarité. Il en ressort un durcissement global de la politique migratoire. Dans ce contexte, la Suisse est confrontée à différentes questions, nommément la prise en charge des titulaires du permis S et leur intégration, les difficultés liées au permis F et la mise en œuvre de la procédure d’asile en 24 heures, en contradiction avec les droits procéduraux.
Le pouvoir judiciaire a été sous le feu des critiques concernant les transferts Dublin en particulier. Vu ces enjeux, d’importantes questions se posent concernant la capacité de la Suisse d’intégrer des migrants qui ne peuvent pas quitter le pays ou le respect du droit d’être entendu dans les procédures d’asile.