1. Introduction
En quelques jours seulement, l’arrêt de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme Verein Klimaseniorinnen Schweiz et autres c. Suisse du 9 avril 2024 a déjà fait l’objet d’innombrables réactions, souvent politiques et parfois démesurées.
Cet arrêt fondamental, de plusieurs centaines de pages, nécessitera encore bien des analyses pour en examiner toute la portée et ses conséquences en Suisse. S’agissant du fond, il convient de préciser que si la Cour constate la violation de l’art. 8 CEDH en raison de l’insuffisance de mesures prises par le législateur, elle n’impose nullement le type de mesures à prendre: «En conclusion, le processus de mise en place par les autorités suisses du cadre réglementaire interne pertinent a comporté de graves lacunes, notamment un manquement desdites autorités à quantifier, au moyen d’un budget carbone ou d’une autre manière, les limites nationales applicables aux émissions de GES. En outre, la Cour a relevé que, de l’aveu des autorités compétentes, l’État n’avait pas atteint ses objectifs passés de réduction des émissions de GES (paragraphes 558-559 ci-dessus).
Faute d’avoir agi en temps utile et de manière appropriée et cohérente pour la conception, le développement et la mise en œuvre du cadre législatif et réglementaire pertinent, l’État défendeur a outrepassé les limites de sa marge d’appréciation et manqué aux obligations positives qui lui incombaient en la matière. Les constats qui précèdent suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention».
La marge de manœuvre du législateur reste donc très importante, et la question relèvera avant tout du pouvoir législatif, voire des instruments de démocratie directe.
Cet arrêt a toutefois également condamné la Suisse pour violation de l’art. 6 CEDH au motif que les recours de l’association Verein Klimaseniorinnen Schweiz n’avaient pas été déclarés recevables par les autorités nationales: «Dans la mesure où l’association requérante entendait faire valoir ces droits face aux menaces résultant d’une supposée inadéquation ou insuffisance de l’action des autorités dans la mise en œuvre de mesures d’atténuation du changement climatique déjà requises par le droit interne en vigueur, pareille action ne peut être considérée automatiquement ni comme une actio popularis ni comme une action soulevant une question politique que les juridictions doivent s’abstenir d’examiner».
La présente contribution a ainsi pour objectif d’apporter une première réflexion sur la grande question procédurale qui va résulter de cet arrêt pour le contentieux de droit public suisse: est-ce la fin de l’interdiction de l’action populaire, principe central de l’examen de la qualité pour recourir en Suisse?
2. La qualité de partie et pour recourir en droit suisse
En droit suisse, la qualité de partie ou la qualité pour recourir exige de toute personne qu’elle dispose d’un intérêt digne de protection à l’annulation ou à la modification de l’acte qu’elle conteste (art. 89 LTF, art. 48 PA ou différentes dispositions de droit cantonal, par exemple: art. 60 LPA/GE; art. 75 LPA/VD; art. 76 CPJA/FR; art. 65 LPJA/BE; art. 21 VRG/ZH). Il s’agit d’une définition que l’on retrouve dans l’ensemble des domaines du droit public suisse.
S’agissant des particuliers, le Tribunal rappelle systématiquement dans sa jurisprudence que le droit suisse a pour but d’exclure l’action populaire: la partie à la procédure doit ainsi retirer un avantage pratique de l’annulation ou de la modification de la décision contestée qui permette d’admettre qu’il est touché dans un intérêt personnel se distinguant nettement de l’intérêt général des autres habitants de la collectivité concernée de manière à exclure l’action populaire. C’est sur la base de ce principe qu’un dénonciateur ne dispose, par exemple, pas de la qualité de partie ou pour recourir.
S’agissant d’une association, le Tribunal fédéral distingue trois cas où elle peut recourir:
• l’association est directement touchée dans un intérêt personnel (autrement dit, elle est destinatrice de la décision entreprise);
• l’association dispose d’un droit de recours légal (par exemple en matière de droit de l’environnement: art. 12 LPN ou 55 LPE, par exemple);
• l’association dispose du droit de recours corporatif égoïste (ou corporatif), ce qui est le cas lorsque l’association a pour but statutaire la défense des intérêts dignes de protection de ses membres, que ces intérêts soient communs à la majorité ou au moins à un grand nombre d’entre eux et, enfin, que chacun de ceux-ci ait qualité pour s’en prévaloir à titre individuel. En revanche, elle ne peut prendre fait et cause pour l’un de ses membres ou pour une minorité d’entre eux. La possibilité d’un tel recours corporatif égoïste répond avant tout à un objectif d’économie et de simplification de la procédure, dès lors qu’il est plus rationnel de traiter un recours émanant d’une association plutôt que de nombreux recours formés individuellement par de multiples parties.
À noter que même lorsque le droit suisse ouvre le droit à obtenir une décision en matière d’acte matériel (art. 29a Cst. ou art. 25a PA, par exemple), le Tribunal fédéral peut exiger la présence d’un intérêt digne de protection, ce qui s’oppose encore et toujours à l’action populaire.
La doctrine relève à cet égard que la jurisprudence du Tribunal fédéral démontre une véritable crainte d’établir une action populaire, avec l’afflux de recours que cela pourrait engendrer.
C’est ainsi sur la base de l’interdiction de l’action populaire que les recours nationaux ayant amené à l’arrêt de la CourEDH du 9 avril 2024 ont été déclarés irrecevables, ce qui a été critiqué par la doctrine, qui a notamment relevé le paradoxe de priver les recourants de toute voie de droit au motif que tout le monde était susceptible d’être touché par le réchauffement climatique.
3. La violation de l’art. 6 CEDH dans l’arrêt de la CourEDH
Cette impossibilité de saisir les juridictions suisses sur la base de cette interdiction de l’action populaire a été examinée avec soin par la CourEDH, qui a rendu un jugement nuancé à cet égard.
Premièrement, la Cour a confirmé que l’irrecevabilité des recours des individus, faute d’intérêt digne de protection, n’était pas contraire à l’art. 6 CEDH: «on ne saurait retenir que la contestation soulevée par elles quant a un défaut de mise en œuvre effective des mesures d’atténuation prévues par le droit en vigueur était ou aurait pu être directement déterminante pour leurs droits particuliers.
Pour des raisons similaires à celles exposées ci-dessus sur le terrain de l’art. 8 (paragraphes 527-535), on ne saurait considérer que les requérantes nos 2 à 5 soient parvenues a établir que l’action requise de la part des autorités – la mise en œuvre effective de mesures d’atténuation en vertu du droit interne en vigueur – aurait à elle seule créé des effets suffisamment immédiats et certains sur leurs droits individuels dans le contexte du changement climatique.
Il s’ensuit que la contestation soulevée par les intéressées avait simplement un lien ténu avec les droits invoqués, ou des répercussions lointaines sur ceux-ci, au regard du droit interne (comparer avec Balmer-Schafroth, précité). Ainsi, l’issue de la contestation n’était pas directement déterminante pour leurs droits de caractère civil».
S’agissant des particuliers, la CourEDH indique explicitement que l’art. 6 CEDH ne s’oppose pas au critère de l’interdiction de l’action populaire: «l’article 6 § 1 n’exige pas l’accès à un tribunal pour les contestations de la législation interne en vigueur, ni pour les recours relevant d’une actio popularis».
À ce stade du raisonnement, l’interdiction de l’action populaire en droit suisse semble être gravée dans le marbre, avec l’assentiment de la CourEDH.
Cependant, la suite de l’arrêt intègre un tempérament non négligeable pour le recours associatif. Elle juge ainsi, deuxièmement, que le grief de violation de l’art. 6 CEDH est, d’une part, recevable et, d’autre part, bien fondé.
Recevable tout d’abord au vu du rôle particulier qui doit être joué par les associations dans le contentieux climatique:
«À cet égard, la Cour renvoie à ses conclusions ci-dessus relatives à la qualité pour agir de l’association requérante en ce qui concerne le grief fondé sur l’article 8 de la Convention (paragraphes 521-526). Elle rappelle l’importance du rôle que jouent les associations dans la défense de causes spéciales en matière de protection de l’environnement, élément déjà relevé dans sa jurisprudence (paragraphe 601 ci-dessus), ainsi que la pertinence particulière de l’action collective face au changement climatique, phénomène dont les conséquences ne se limitent pas spécifiquement à certains individus.
Dans le même esprit, dans la mesure où une contestation reflète cette dimension collective, l’exigence selon laquelle son issue doit être «directement déterminante» est à comprendre dans le sens plus général de la recherche d’une forme de correction des actions et omissions des autorités qui portent atteinte aux droits de caractère civil des adhérents au regard du droit interne. Partant, l’article 6 § 1 s’applique au grief de l’association requérante et celle-ci peut être considérée comme ayant la qualité de victime sur le terrain de cette disposition relativement à son grief tiré d’un défaut d’accès à un tribunal (paragraphe 593 ci-dessus). En conséquence, l’exception préliminaire que le Gouvernement a formulée sur ce point est rejetée».
Bien fondé ensuite, car il n’existe aucun autre moyen d’avoir accès à un tribunal pour les associations ou les particuliers:
«La Cour note de plus que les juridictions internes n’ont pas tranché la question de la qualité pour agir de l’association requérante, qui méritait un examen séparé, indépendamment de leur position sur les griefs des requérantes individuelles. Les juridictions internes ne se sont pas penchées avec soin, voire pas du tout, sur l’action intentée par l’association requérante. La Cour relève en outre que, avant de saisir les juridictions, l’association requérante et ses adhérentes ont soumis leurs griefs à divers organes et services administratifs spécialisés, mais qu’aucun d’entre eux ne s’est prononcé sur la substance de ces griefs (paragraphe 22 ci-dessus).
Opéré par les seules autorités administratives, un tel examen n’aurait pas pu répondre à l’impératif de l’accès à un tribunal qui découle de l’article 6; la Cour note cependant que, à en juger par la décision du DETEC, le rejet de l’action des requérantes par les autorités administratives semble avoir reposé sur des considérations inappropriées et insuffisantes, semblables à celles invoquées par les juridictions internes (paragraphes 28-31 ci-dessus).
La Cour observe de surcroît que les requérantes individuelles/adhérentes de l’association n’ont pas eu accès à un tribunal et qu’il n’existait pas d’autre voie de recours en droit interne qui leur eût permis de soumettre leurs griefs à une juridiction. Dès lors, il n’y avait pas d’autres garanties pertinentes à prendre en compte dans l’appréciation de la proportionnalité de la limitation du droit d’accès de l’association requérante à un tribunal (paragraphe 628 ci-dessus).
Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de conclure que, pour autant que les griefs de l’association requérante relevaient du champ d’application de l’article 6 § 1, le droit d’accès de celle-ci à un tribunal a été restreint d’une manière et à un point tels qu’il s’en est trouvé atteint dans sa substance même».
Au vu de la définition du recours corporatif égoïste en droit suisse aujourd’hui, que nous venons de rappeler, on peut se demander si la CourEDH n’a pas fait voler en éclats l’interdiction de l’action populaire pour les associations en droit suisse.
4. Les conséquences pour le contentieux de droit public suisse
En effet, alors que le Tribunal fédéral examine dans sa jurisprudence, qui a été reprise dans tout le droit suisse, si une majorité des membres de l’association dispose, à titre individuel, d’un intérêt digne de protection pour statuer sur la qualité pour recourir de l’association, la Cour renverse ce critère. Elle juge, au contraire, que c’est parce que les membres, à titre individuel, ne disposent pas de cette qualité pour saisir un tribunal qu’il faut l’accorder à l’association, sous peine de violer l’art. 6 CEDH.
À notre sens, les conditions du recours corporatif, pourtant encore confirmées par le Tribunal fédéral dans un arrêt de principe destiné à publication du 2 février 2024, ne vont pouvoir qu’évoluer à l’aune de la jurisprudence européenne.
Le recours corporatif ne peut plus être jugé à la lumière de la seule qualité pour recourir individuelle des membres de l’association: c’est bien la qualité pour recourir de l’association elle-même qui doit être examinée. Ainsi, dès lors qu’un grief en lien avec l’art. 6 CEDH peut être soulevé – et la définition précitée de droit civil en matière de contentieux climatique est large –, la qualité pour recourir de l’association devra être examinée en lien avec le besoin de garantir l’accès à un tribunal.
En définitive, en matière de contentieux climatique, le recours associatif corporatif a vécu. La CourEDH impose une ouverture du contentieux à toute association si elle peut alléguer une violation d’un droit civil au sens de l’art. 6 CEDH, en se fondant sur le droit interne existant, mais aussi sur les engagements internationaux de la Suisse, à condition qu’une protection judiciaire soit nécessaire. Cela ressemble furieusement à une action populaire, mais uniquement associative, où le fait qu’aucun particulier ne peut recourir n’est plus un obstacle au recours, mais une condition! Il s’agit là d’un véritable renversement de paradigme.
5. Conclusion
À notre sens, l’arrêt du 9 avril 2024 ne va donc avoir aucun effet sur le contentieux initié par des particuliers en droit public suisse. Le critère de l’intérêt digne de protection et l’interdiction de l’action populaire vont continuer à s’appliquer. Il ne sert ainsi, par exemple, à rien de tenter d’élargir la qualité pour recourir des voisins en matière de droit de la construction sur la base de cet arrêt en tentant de construire un grief en lien avec le changement climatique. Pas de révolution pour le contentieux individuel donc, pas même d’évolution.
En revanche, en matière de contentieux associatif, l’arrêt va imposer un changement important au contentieux de droit public suisse. Lorsque l’art. 6 CEDH peut être invoqué, la recevabilité du recours associatif ne doit plus être subordonnée au fait que la majorité ou une grande partie des membres sont touchés par la décision litigieuse dans leur intérêt digne de protection. Il suffira qu’une protection judiciaire soit nécessaire. Dans ce domaine, c’est donc bien là une révolution que l’on pourrait voir arriver. ❙
Notes de bas de page voir PDF.