Aux voies toutes tracées, Béatrice Despland préfère les chemins de traverse... et même carrément les parcours à l'envers. Parvenue au faîte de sa carrière, spécialiste en assurances sociales reconnue depuis longtemps par ses pairs, elle décide de faire tout de même une thèse de doctorat. C'était en 2002, elle venait d'être engagée comme directrice adjointe de l'Institut de droit de la santé (IDS) à Neuchâtel. Une fonction qui ne nécessitait pas le doctorat, mais qui l'a incitée à se lancer dans ce travail de longue haleine.
Aujourd'hui, le pas est franchi. Enseignante à la Haute Ecole cantonale vaudoise de la santé (HECV), encore il y a peu chargée d'enseignement à l'Université de Neuchâtel, elle soutiendra sa thèse prochainement. «Pour moi, le titre importe peu, mais j'ai ainsi l'impression de donner davantage de sens à mon parcours, de nouer la gerbe en quelque sorte.» Pour cela, elle a choisi un sujet qui la préoccupe depuis longtemps: le principe de l'obligation pour l'assuré de diminuer le dommage et ses conséquences sur les prestations. «Le résultat de ce principe inscrit dans la loi, c'est que des travailleurs au bénéfice d'un contrat d'assurance perte de gain maladie prévoyant jusqu'à 720 jours d'indemnités doivent, en fin de compte, retourner prématurément au travail», déplore la «thésarde».
Le droit pour être crédible
A l'âge de 20 ans, engagée comme secrétaire à l'ambassade de Suisse aux Etats-Unis, Béatrice Despland prenait déjà la défense des personnes en situation de faiblesse. Comme bénévole à la Croix-Rouge, elle s'occupait des soldats rescapés du Vietnam, parfois gravement mutilés. «Avant de rentrer chez eux, ils étaient conviés à un grand bal, auxquels nous les accompagnions, se souvient-elle. Nous pensions qu'ils étaient contents de retrouver leurs foyers, mais ils étaient au contraire souvent en proie au désespoir de se sentir exclus de la société.» De retour en Suisse, la jeune femme suit des études de sciences de l'éducation et s'intéresse à l'intégration des personnes souffrant de handicap. «Mais j'ai eu rapidement le sentiment que, dans ce domaine, on n'est pas crédible si l'on ne maîtrise pas les outils juridiques.» Et la voilà lancée dans des études de droit, suivies d'années d'assistanat à l'Université de Genève.
Depuis, entre le milieu universitaire et la pratique, Béatrice Despland n'a pas choisi. Elle a cumulé les charges d'enseignement et les postes dans le privé ou les milieux associatifs, sans oublier deux années passées comme secrétaire centrale à l'Union syndicale suisse, où elle s'est initiée aux rouages fédéraux. Quelques personnalités lui ont donné sa chance, comme Philippe Bois, dont elle a été l'assistante, ou Pierre Gilliand, qui lui a confié un cours sur les questions féminines à l'Institut des hautes études en administration publique (Idheap) au début des années 1990. «Cependant, je ne suis pas une académicienne, lâche-t-elle, je ne peux pas imaginer enseigner sans être confrontée à la pratique. Par exemple, à la Ligue contre le cancer, où je travaille actuellement, je constate que la plus grande partie des problèmes juridiques concerne les indemnités pour perte de gain et les rentes. Et d'ailleurs, la pratique est sans doute ce qui va le plus me manquer à la retraite... Mais j'ai déjà prévu de m'engager dans les milieux associatifs.»
Sens de la vulgarisation
Journalistes et étudiants profitent largement de ses talents de vulgarisatrice, mais aussi de son discours engagé et stimulant en faveur des personnes victimes d'inégalités dans le domaine des assurances sociales. Cependant, ce qui passe pour une qualité aux yeux de certains est considéré comme un défaut par d'autres.
Il arrive qu'un élève lui reproche justement d'exprimer cet engagement pendant les cours, le considérant peu compatible avec une charge d'enseignement. Mais Béatrice Despland ne s'en formalise pas, car elle estime ne pas prêter le flanc à la critique en distinguant toujours la matière juridique de ses positions personnelles.
De cette confrontation entre la théorie et la pratique, la spécialiste déduit notamment que les inégalités en matière d'assurances sociales sont le reflet de celles qui règnent sur le marché du travail. «Par exemple, le seuil d'accès au 2e pilier est une véritable discrimination envers les femmes, qui sont nombreuses à travailler à temps partiel, déplore-t-elle. Moins connue, la situation des femmes face à l'AI est pourtant préoccupante, car les tâches ménagères sont peu prises en compte pour le calcul des rentes.»
Classe moyenne prétéritée
L'AVS tient en revanche compte de la situation des femmes, «mais elle n'est par ailleurs pas conforme à la Constitution, car elle ne couvre pas les besoins vitaux. Les prestations complémentaires prennent le relais, mais elles ne profitent pas à la classe moyenne qui se situe juste au-dessus du seuil permettant d'en bénéficier. Une classe moyenne qui, pourtant, ne cesse d'augmenter.»
Ce sombre tableau tranche avec l'air serein et le regard chaleureux de Béatrice Despland. Qui poursuit, cependant, implacable, en dénonçant la suppression des rentes AI pour certaines pathologies, la réduction des prestations de chômage pour les jeunes: «Cela provoquera forcément un report sur l'aide sociale ou la famille, qui devra de plus en plus se charger d'un enfant adulte au chômage ou d'un parent invalide.» Sans parler, pour les chômeurs, des pertes futures au niveau du 2e pilier, auquel ils n'auront pas toujours cotisé ou qu'ils auront retiré pour se lancer dans une activité indépendante.
Engagée contre les inégalités, Béatrice Despland sait aussi faire preuve de réalisme. Elle considère par exemple comme normal que l'assurance maladie de base ne rembourse pas un médicament hors liste extrêmement coûteux n'apportant pas une grande plus-value pour la santé de l'assuré. La solidarité a évidemment ses limites.
Solidarité? Une notion qui ne va pas de soi pour la jeunesse, laquelle lui préfère souvent celle de responsabilité individuelle, s'inquiète l'enseignante à la HECV. «Je l'observe chez mes étudiants, qui sont tous nés après les grands développements des assurances sociales. Ils ne se rendent pas compte du combat mené auparavant. Les enseignants ne doivent pas oublier de rappeler les fondements de la solidarité.»