A 60 ans, après plus d’une centaine de missions dans les lieux de détention européens et helvétiques, sa capacité d’indignation est intacte. A la présidence de la Commission nationale de prévention de la torture (CNPT), il est scandalisé par le manque de moyens affectés aux détenus souffrant de troubles mentaux, souvent des «cabossés de la vie pour lesquels le système pénal n’est pas adapté». Il dénonce aussi les conditions de détention administrative des étrangers et certains excès commis à bord des vols spéciaux. Des paroles qui contrastent avec le cadre idyllique de son chalet des Diablerets, où il reçoit plaidoyer: un lieu de travail entre deux missions, mais aussi l’endroit qui lui permet de se ressourcer. Car, après une inspection souvent émotionnellement forte de lieux de détention, les balades en montagne valent le meilleur débriefing.
A la fin de ses études de médecine, le jeune Restellini pressent qu’il n’exercera pas sa profession comme les autres. Il trouve la médecine trop technique, pas assez humaine. Ses cours préférés ont été ceux de droit et d’éthique médicale, dispensés par le professeur Jacques Bernheim, qui devient son mentor. «A la fin des années soixante, il a mis sur pied la médecine pénitentiaire à Genève sur le modèle lyonnais avec, comme priorité, le bien des patients détenus plutôt que le service de la justice. Il me destinait une place dans l’Institut de médecine légale qu’il dirigeait, à condition que je suive une formation de juriste.» Ses études de droit, il les finance en exerçant comme médecin à mi-temps au quartier cellulaire de l’Hôpital cantonal de Genève. «Ce fut un choc, car, avant que je n’arrive, les détenus n’étaient soignés que par des étudiants en médecine de quatrième année. Ils étaient dépassés, malgré la supervision d’un praticien qui passait une ou deux fois par semaine.»
Son diplôme de juriste en poche, mais aussi le FMH de médecine interne et celui de médecine légale, il travaille cinq ans à l’Institut de médecine légale au côté du professeur Bernheim, comme responsable du Service de médecine pénitentiaire et de la consultation de droit et d’éthique médicale. Puis, il occupe brièvement le poste de médecin cantonal à Genève, avant de retourner sur le terrain, tant juridique que médical. Il est à la fois juge assesseur au Tribunal de la jeunesse et médecin urgentiste à SOS médecins. Un jour avec «l’uniforme du méchant», au tribunal, un autre avec celui du «gentil docteur»: «Ces deux casquettes m’étaient utiles, car être juge facilitait mes contacts avec les magistrats et les médecins légistes et, à l’inverse, être médecin me permettait d’évaluer la qualité des soins offerts aux détenus.»
Le Genevois ne fait pas de plan de carrière. «J’ai rarement occupé un poste plus de cinq ans.» Mais, au cours des vingt dernières années, il n’a pas cessé de servir le Comité européen pour la prévention de la torture (CPT), pour lequel il a accompli plus de 80 missions. Il est encore marqué par sa première expédition en Turquie, au début des années 1990, où il a découvert une septantaine de personnes gravement torturées au centre antiterreur d’Ankara. «Ce n’était pas croyable, j’avais l’impression d’être dans un mauvais film.» Et il a observé avec passion l’ouverture des pays de l’Est aux droits de l’homme peu après la chute du mur de Berlin: «On n’était pas toujours bien accueillis, il fallait surtout éviter de les prendre de haut avec des discours trop «droits-de-l’hommistes!»
Violence policière
Jean-Pierre Restellini est fréquemment consulté comme spécialiste de la prévention des mauvais traitements. En 2006 à Genève, tandis qu’il donne des cours aux policiers genevois dans ce domaine, il est mandaté par le Grand Conseil pour enquêter sur des suspicions de mauvais traitements envers les détenus. «A mon grand étonnement, ces soupçons se sont avérés exacts. Alors que je partais régulièrement en mission au bout du monde, je découvrais que la violence policière était parfois une réalité à Genève.»
Cette expérience genevoise convainc le spécialiste qu’une Commission de prévention de la torture a aussi sa place en Suisse, ce dont il doutait auparavant. Quand la présidence de la CNPT lui est proposée, il accepte «de se mettre au service de son pays», tout en réduisant son activité d’enseignant au Centre suisse de formation pour le personnel pénitentiaire de Fribourg. En quatre ans, les moyens de la CNPT se sont étoffés, mais cela ne suffit pas à faire face à toutes les tâches, qui sont en augmentation, constate son président. Qui déplore par ailleurs le rattachement formel à l’Office fédéral de la justice, alors que la CNPT est censée être indépendante. «Il est vrai que nous n’avons jusqu’à maintenant subi aucune pression de la part des autorités en place, mais j’ignore ce qui pourrait se passer si la direction du Département fédéral de justice et police venait à changer de mains.»
Sanction dévastatrice
Pour Jean-Pierre Restellini, les deux principaux problèmes des prisons suisses sont le manque d’infrastructures pour appliquer les mesures thérapeutiques du Code pénal ainsi que les mauvaises conditions de détention administrative relevant du droit des étrangers. «Ce ne sont pas seulement les malades mentaux qui doivent bénéficier de mesures thérapeutiques, mais aussi les personnes souffrant de troubles graves de la personnalité – affection qui touche environ un détenu sur deux. Sur ces derniers, la sanction n’a aucun effet. Elle aggrave même leur situation. J’encourage les avocats de ces personnes à porter plainte contre les conditions de détention qui font fi des buts thérapeutiques de ce type de privation de liberté.»
Dès juillet 2012, la CNPT a accepté de contrôler l’exécution des renvois par «vol spécial», après avoir refusé dans un premier temps. «Nous étions finalement les moins mal placés pour faire ce travail, car nous sommes spécialisés dans le contrôle des lieux de privation de liberté, et la loi sur la CNPT établit notre indépendance.» Motivé à l’idée de contribuer à prévenir des décès et des mauvais traitements, le président de la commission ne cache pas qu’il revient «secoué» de ces missions sur les vols spéciaux. Le rapport publié en juillet de cette année dénonce un recours excessif aux mesures de contrainte. «La Suisse n’a pas bonne réputation sur le plan européen concernant ces vols spéciaux. Il y a encore des médecins accompagnants qui procèdent à des injections de sédatifs sous la contrainte, simplement pour aider la police, alors qu’ils sont avant tout au service du patient.» Par ailleurs, bon nombre de médecins de prison se refusent à informer les accompagnateurs médicaux, alors que les données médicales qu’ils détiennent permettraient de vérifier l’opportunité d’un renvoi forcé. Une fois de plus, pour faire changer ces pratiques, la double casquette de médecin et de juriste est utile à Jean-Pierre Restellini.