Négation du génocide arménien: la Suisse a violé la liberté d’expression
Par cinq voix contre deux, la 2e Chambre de la Cour a admis la requête du nationaliste turc Dogu Perinçek. En 2005, cet homme avait tenu plusieurs discours en Suisse où il décrivait le génocide arménien comme un mensonge historique et international, ce qui lui avait valu une condamnation pour discrimination raciale (art. 261bis CP). Le Tribunal fédéral avait jugé dans son arrêt 6B_398/2007 du 19 décembre 2007 que cette condamnation respectait la liberté d’expression garantie par l’art. 10 CEDH. Perinçek connaissait l’interdiction de nier un génocide existant en droit suisse. Or, il y aurait un consensus général, particulièrement dans les milieux scientifiques, que les événements survenus en 1915 et 1916, en Anatolie orientale, seraient à qualifier de génocide.
La majorité de la Cour a, à l’inverse, reconnu dans cette condamnation une violation de la liberté d’expression. Elle a mis en doute l’existence du consensus invoqué par le Tribunal fédéral, au motif que même entre les organes de l’Etat helvétique, il existait des conceptions différentes à ce sujet (le Conseil national s’étant prononcé en faveur et le Conseil fédéral contre la classification de ces événements comme génocide). En outre, jusqu’alors, seuls 20 pays sur 190 dans le monde l’auraient officiellement reconnu. La notion de droit du génocide serait très étroite. La Cour n’est pas convaincue qu’il se dégage un consensus général pour juger de questions juridiques si spécifiques. On pourrait en tout cas se demander s’il est même possible d’arriver à un consensus scientifique au sujet de ces événements, étant donné que la recherche historique est par définition controversée et discutable et ne se prête guère à des conclusions définitives. Il existerait là une différence sensible d’avec la question de l’Holocauste, dont les faits historiques ont été clairement établis par le Tribunal militaire international de Nuremberg. Par ailleurs, la Cour partage l’avis du Gouvernement turc selon lequel la négation de l’Holocauste est aujourd’hui le moteur principal de l’antisémitisme, alors que le rejet de la qualification de génocide pour les événements tragiques survenus dans les années 1915 et suivantes ne pourrait avoir les mêmes répercussions. Même des Etats reconnaissant le génocide arménien ne verraient, contrairement à la Suisse, aucune nécessité de punir pénalement la négation de cet événement.
Dans une opinion séparée concordante de près de 18 pages, les deux juges du Monténégro et du Portugal ont expliqué de manière détaillée pourquoi ils jugeait la condamnation de Perinçek conforme à la convention. Ce dernier n’aurait pas eu pour but d’apporter une contribution au débat public sur ces massacres, mais d’inciter à la haine et à l’intolérance contre une minorité vulnérable. Ce cas soulèverait des questions fondamentales qui n’ont encore jamais été tranchées par la Cour, et mériterait d’être soumis à la Grande Chambre (17 juges). On ignore encore si cela sera le cas.
(Arrêt de la 2e Chambre N° 27510/08 «Perinçek c. Suisse» du 17.12.2013)
La Suisse peut refuser l’entrée sur son territoire à un délinquant sexuel
La Cour a admis que la Suisse pouvait tenir à l’écart de son territoire un ressortissant du Pérou à la suite d’une décision de la police des étrangers. Ce Péruvien avait vécu en Suisse de 1992 à 2008. Il vit depuis lors en France avec sa seconde épouse (une Suissesse bénéficiant aussi de la nationalité allemande) et a demandé en vain une autorisation d’entrer, respectivement de séjourner sur le territoire suisse. En effet, il a été condamné en 2001 pour infractions sexuelles à une peine privative de liberté de trois ans. La majorité de la Cour a certes reconnu qu’il s’était efforcé d’améliorer son comportement après sa détention (entre autres en suivant un traitement psychiatrique).
Toutefois, en 2006, une nouvelle procédure pénale, abandonnée par la suite, fut dirigée contre lui pour une autre agression sexuelle d’une femme. Comme il subsisterait toujours un certain risque de récidive, la 2e Chambre de la Cour a estimé par six voix contre une que l’éloignement pour une durée indéterminée de ce Péruvien était une mesure proportionnée.
Dans son opinion divergente, le juge portugais a estimé que le fait d’admettre l’existence d’un danger pour la sécurité publique était arbitraire. Cet homme n’a en effet été jugé que pour un seul incident en 1997. Les autres procédures ont été suspendues car elles manquaient de pertinence au regard du droit pénal et ne permettaient donc pas d’entraîner de si graves conséquences juridiques.
(Arrêt de la 2e Chambre N° 1785/08 «Vasquez c.Suisse» du 26.11.2013)
Sanctions de l’ONU contre l’Irak: protection juridique insuffisante en Suisse
Par quatre voix contre trois, la Cour a admis la requête de la société Montana, société qui avait son siège à Genève, et de son directeur Khalaf Al-Dulimi. Selon le Conseil de sécurité des Nations Unies, Al-Dulimi était responsable des finances des services secrets irakiens sous le régime de Saddam Hussein. Sur la base des résolutions du Conseil de sécurité et de l’ordonnance du Conseil fédéral du 7 août 1990 instituant des mesures économiques envers la République d’Irak (RS 946.206), leurs avoirs en Suisse ont été gelés. En 2006, le Département fédéral de l’économie prononça la confiscation des avoirs. Les recours élevés par les requérants contre cette décision furent rejetés par le Tribunal fédéral le 23 janvier 2008.
La 2e Chambre de la Cour voulait se dessaisir de l’affaire en faveur de la Grande Chambre en vertu de l’art. 30 de la convention. Mais, comme le Gouvernement suisse s’y est opposé, la Chambre a dû trancher elle-même ce cas. Elle est parvenue majoritairement à la conclusion que les garanties minimales donnant droit à une procédure équitable, telles que fixées par l’art. 6 I CEDH, ont été violées En effet les requérants n’ont pas pu disposer de leur fortune durant un temps considérable, alors qu’ils n’avaient pas la possibilité de contester cette confiscation en justice. Tant qu’il n’existe pas d’examen judiciaire efficace et indépendant, au niveau des Nations Unies, de la légitimité de l’inscription des personnes et entités sur leurs listes, il est essentiel que ces personnes et entités soient autorisées à demander l’examen par les tribunaux nationaux de toute mesure prise en application du régime des sanctions. Or, les requérants n’ont pas bénéficié d’un tel contrôle. Il s’ensuit que leur droit d’accès à un tribunal a été atteint dans sa substance même. Dès lors, il y a eu violation de l’article 6 § 1.
(Arrêt de la 2e Chambre N° 5809/08 «Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse» du 26.11.2013)